Restitution du dĂ©bat â CafĂ©-philo de Chevilly-Larue 22 janvier 2011 ThĂ©o van Rysselberge. La lecture. 1903 Animateurs Guy Pannetier â Danielle Vautrin â Guy Philippon Introduction France Laruelle. ModĂ©rateur AndrĂ© Sergent. ThĂ©o van Rysselberghe. 1903. Introduction Chacun dâentre nous interprĂšte constamment, au point quâon peut dire quâon est en train dâinterprĂ©ter et que câest une maniĂšre ordinaire et fondamentale dâĂȘtre. InterprĂ©ter le rĂ©el, câest la maniĂšre la plus banale de sây rapporter. Je prendrai pour exemple quelque chose de trĂšs courant en regardant le ciel pour essayer de deviner le temps quâil va faire, on interprĂšte lâĂ©tat du ciel. InterprĂ©ter, câest donner une signification Ă un phĂ©nomĂšne rĂ©el ou imaginaire, quel quâil soit, câest un des moments fondamentaux de la comprĂ©hension. Toute communication implique et suppose la facultĂ© de savoir donner un sens aux mots, aux choses, aux signes, aux situations. InterprĂ©ter, câest donc dâabord comprendre et Ă©ventuellement expliquer ce quâil y a dâobscur et/ou dâambigu, dans un Ă©crit, une loi, une action, un comportement. Le danger de lâinterprĂ©tation, câest le risque de perdre le sens original du sujet en lui donnant une autre signification pouvant aboutir Ă des malentendus, voire mĂȘme Ă des catastrophes. En latin, le mot traduit par interprĂšte » dĂ©signe un mĂ©diateur, un intermĂ©diaire, un agent entre deux parties, puis par extension, celui qui explique, le traducteur. Au théùtre, câest tenir un rĂŽle en restituant le mieux possible les intentions de lâauteur et du metteur en scĂšne. En musique, câest jouer une piĂšce musicale en tentant de susciter une Ă©motion en respectant lâĆuvre. Par exemple, Glenn Gould a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme interprĂšte de gĂ©nie en jouant Ă sa façon des morceaux de grands compositeurs. Comme en musique, le commentateur dâune Ćuvre dâart, que ce soit en peinture, en architectureâŠ, sâexprime non seulement en fonction de ses connaissances rĂ©elles, mais aussi en faisant intervenir plus ou moins malgrĂ© lui ses sentiments personnels ; on peut dire quâil interprĂšte lâĆuvre Ă travers ses Ă©motions. On a encore affaire Ă lâinterprĂ©tation lorsquâil sâagit de prĂ©ciser la signification dâun texte. Lorsque celui-ci est considĂ©rĂ© comme sacrĂ©, lâinterprĂ©tation de son sens se nomme exĂ©gĂšse et celui qui conduit lâexplication est lâexĂ©gĂšte. LâinterprĂ©tation est Ă©galement prĂ©sente dans le langage des signes et lâon comprend lâabsolue nĂ©cessitĂ© du geste pur. Le savant se doit dâinterprĂ©ter les phĂ©nomĂšnes quâil observe ou quâil provoque dans le cadre de lâexpĂ©rience scientifique. Le sociologue interprĂšte des donnĂ©es statistiques reflĂ©tant une pratique sociale. Le psychologue interprĂšte des pensĂ©es, des comportements. Le journaliste interprĂšte partiellement lâinformation quand il exprime ses sentiments personnels sur un Ă©vĂšnement ; il quitte lĂ , son rĂŽle dâinformateur pour celui de commentateur. On comprend quâinterprĂ©ter nâest pas une activitĂ© rĂ©servĂ©e aux spĂ©cialistes. Chacun de nous a le devoir de comprendre ce quâil lit, ce quâil entend, ce quâil voit, pour sâexprimer, afin de limiter ou dâĂ©viter les risques dâune mauvaise interprĂ©tation. Donc, on a vu que lâinterprĂ©tation Ă©tait par dĂ©finition plurielle, quâelle entraĂźnait de multiples questions. Pour ma part, quand jâai prĂ©parĂ© ce sujet, je mâen suis posĂ© quelques-unes Quâest-ce qui peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© ? Pourquoi a-t-on besoin de donner du sens ? Quâest-ce quâune bonne ou une mauvaise interprĂ©tation ? Faut-il se mĂ©fier de la multiplicitĂ© de lâinterprĂ©tation ? Faut-il favoriser la libertĂ© de lâinformation ? Je termine avec cette citation de Jacques Lacan LâinterprĂ©tation nâa pas plus Ă ĂȘtre vraie que fausse, elle a Ă ĂȘtre juste ». DĂ©bat G Pour illustrer le thĂšme de ce dĂ©bat, je voudrais partir de quelques expĂ©riences personnelles. Quand jâĂ©tais dans lâassociation Amnesty International, lors des congrĂšs, nous avions des interprĂštes qui nous restituaient les discours en anglais par la traduction simultanĂ©e. Je comprenais, mais je mettais lâoreillette ; pour moi, il Ă©tait extrĂȘmement important que lâinterprĂšte traduise au plus prĂšs de ce qui avait Ă©tĂ© dit. Ce qui comptait pour moi câĂ©tait sa fidĂ©litĂ© Ă la parole de lâorateur. Un jour, je parlais Ă mon beau-frĂšre, qui est bassoniste professionnel. Il me disait Un bon musicien est celui qui interprĂšte le plus fidĂšlement possible la partition telle quâelle a Ă©tĂ© Ă©crite par le compositeur. Le musicien lui nâinvente rien. Sinon, ce nâest pas un musicien, mais un compositeur. Son interprĂ©tation est au service de la musique. Jâaime Ă©couter Glenn Gould dans les sonates de Haydn, mais Glenn Gould fait du Glenn Gould, pas du Haydn; il nâest pas seulement un musicien, mais un crĂ©ateur. Il personnalise. Par ailleurs, pour ce qui concerne la transmission historique, il me semble que lâinterprĂ©tation de lâhistorien doit se faire au plus prĂšs des faits, des tĂ©moignages, des documents dâarchives et des Ă©tudes qui ont prĂ©cĂ©dĂ© ; elle doit restituer au mieux la vĂ©ritĂ©. Si lâon reconstruit lâhistoire Ă sa maniĂšre, on nâest plus un historien, mais un politique ou un rĂ©visionniste ». Lâhistorien doit, Ă mon avis, comme lâinterprĂšte ou le musicien, sâeffacer pour laisser toute la place Ă son sujet. Il a quelque chose Ă transmettre, ce qui rend humble au niveau de lâĂ©go. De mĂȘme pour le journaliste. Pour moi, un bon journaliste ne donne pas son avis, mais essaie de retransmettre lâinformation au plus prĂšs de la vĂ©ritĂ©, ce qui demande un travail dâinvestigation et dâenquĂȘte et pas seulement un avis personnel. Il me semble que le thĂšme de ce cafĂ©-philo pose la question de la vĂ©ritĂ©, de la subjectivitĂ© et de lâobjectivitĂ©. On sait que lâobjectivitĂ© totale est impossible et que la composante personnelle de lâindividu entre toujours un peu en ligne de compte dans tout ce quâil fait, mais il me parait important dâessayer dây tendre et dâĂȘtre le moins subjectif possible, sauf dans la crĂ©ativitĂ© et quand on ne parle quâen son nom. A travers ces exemples, vous aurez compris que jâattends de lâinterprĂ©tation quâelle ne fausse pas la vĂ©ritĂ©, mais quâelle la serve et que le but de lâinterprĂšte nâest pas de se mettre en avant, mais de mettre en valeur son sujet avec le moins de parti pris possible. Il est clair que dans la crĂ©ation, on est dans une autre perspective, mais lâon nâest plus dans lâinterprĂ©tation. G Je retiens de lâintroduction Toujours essayer de privilĂ©gier le sens original » ; mais quelquefois, prĂ©tendre dĂ©tenir quel fut le rĂ©el sens original, paraĂźt ĂȘtre une gageure. On a Ă©galement Ă©voquĂ© lâinterprĂ©tation de lâhistoire et de restituer au mieux la vĂ©ritĂ© ». On peut rappeler quâon nâĂ©crit toujours que lâhistoire des vainqueurs et on réécrit sur les premiers documents existants, donc rarement Ă partir de sources variĂ©es pour une re-vision » Notre approche philosophique nous amĂšne Ă un certain recul quant au concept de la vĂ©ritĂ©. BientĂŽt en mars 2011, notre dĂ©bat portera sur le courant des Sceptiques, en se dĂ©fiant toutefois du relativisme ». G Effectivement, cette question Est-ce quâil existe une vĂ©ritĂ© ? » reste primordiale. Si lâon reprend la question initiale InterprĂ©ter, est-ce fausser la vĂ©ritĂ© ? », câest quâon a admis dâemblĂ©e quâil existait une vĂ©ritĂ© ». En fonction de lâangle dâapproche, lâhistoire est diffĂ©rente ; de fait, il y a parfois plusieurs vĂ©ritĂ©s. Paul ValĂ©ry, dans ses vers, privilĂ©gie la forme sur le sens. Ainsi, dans trois vers de La jeune Parque, il nous laisse le choix de notre vĂ©ritĂ© [âŠ] / Cette main, sur mes traits quâelle rĂȘve dâeffleurer, / Distraitement docile Ă quelque fin profonde, / Attend de ma faiblesse une larme qui fonde, / [âŠ] ». Qui a compris que fonde » signifiait que la larme fond, ou quâune larme fonde, soit fondatrice » ? Mes vers, dit-il, ont le sens quâon leur prĂȘte. G Lorsquâon regarde dans un dictionnaire, une des premiĂšres dĂ©finitions dâinterprĂ©ter nous renvoie au rĂȘve, oĂč il nâexiste pas de vĂ©ritĂ©. Dans interprĂ©ter, on est lâintermĂ©diaire entre quelque chose et celui Ă qui on veut transmettre. On peut interprĂ©ter aussi pour soi-mĂȘme. Il y a des domaines, comme la loi, par exemple, oĂč pour le spĂ©cialiste, câest clair, mais pas pour les profanes ; il faut interprĂ©ter, rendre accessible, vulgariser. Dans lâinterprĂ©tation, que mettons-nous de nous-mĂȘmes ? Comment rester le plus neutre possible, coller au plus prĂšs. Plus le sujet au dĂ©part est flou, plus il ouvre la porte Ă de possibles interprĂ©tations toujours ces possibles vĂ©ritĂ©s. Pour un texte Ă©crit, on parle de traducteur, oralement, on parle dâinterprĂšte. Est-ce que lâoral serait moins fiable que lâĂ©crit ? Dâune langue Ă une autre, comment ĂȘtre totalement fidĂšle ? Cela rĂ©clame du traducteur, de lâinterprĂšte, une certaine Ă©thique. G Dans interprĂ©ter », jâentends inter » et prĂȘter » La deuxiĂšme partie du mot nous dit quâon prĂȘte » dans une lecture une intention, une traduction, une couleur, un sens. Donc, il y a des nuances entre lire et interprĂ©ter, interprĂ©ter et voir, interprĂ©ter et comprendre. Ce que je dis moi de la chose nâest pas ce qui est la chose. G Je ne suis pas trop dâaccord avec lâexpression Il y a plusieurs vĂ©ritĂ©s ». Non, il y a gĂ©nĂ©ralement une vĂ©ritĂ© et plusieurs interprĂ©tations ; la vĂ©ritĂ© existe, mais on ne peut lâapprocher quâĂ travers des interprĂ©tations. Lâimportant, câest de savoir comment on va lâapprĂ©hender, la percevoir, la comprendre. On ne peut pas confondre les versions de la vĂ©ritĂ© et la vĂ©ritĂ©. Quand câest un Ă©metteur qui transmet, ce quâil a vu Ă travers son prisme dĂ©formant, ça nâa rien Ă voir avec lâĂ©vĂšnement lui-mĂȘme. On doit tenir compte de tous les tĂ©moignages pour quâon arrive Ă approcher un peu la vĂ©ritĂ©. G On a dit que lâinterprĂšte, le musicien, devaient sâeffacer devant lâĆuvre, ĂȘtre au plus prĂšs. Câest une erreur. Si câĂ©tait ça, on nâaurait jamais eu MoliĂšre, La Fontaine, La BruyĂšre, parce quâils ont adaptĂ©, fait du nouveau, fait quelque chose de fantastique. Dans une soirĂ©e oĂč il y a avait un orchestre tzigane et un orchestre yiddish, Ă la fin, chacun a jouĂ© un morceau avec lâautre, cela a Ă©tĂ© gĂ©nial ! On peut faire quelque chose de plus grand. Câest de lâadaptation. Quand on adapte une piĂšce du théùtre anglais, on nâest pas au plus prĂšs. La fidĂ©litĂ© totale au modĂšle original nâest pas obligatoire. G InterprĂ©ter peut donner une nouvelle vĂ©ritĂ© Ă une Ćuvre, une vĂ©ritĂ© que lâauteur nâavait pas vue, une autre dimension. G InterprĂ©ter en donnant une nouvelle dimension nâest pas un mensonge en soi. Câest quelque chose qui est autorisĂ© dans les arts, on parle de licence poĂ©tique ou littĂ©raire. Lâart ce beau mensonge permet de crĂ©er dâautres vĂ©ritĂ©s. G Jâai vu il y a quelques annĂ©es Le cercle de craie caucasien » de Bertolt Brecht. Depuis, jâai achetĂ© lâĆuvre, le livre officiel, et je nâai pas retrouvĂ© la poĂ©sie qui mâavait alors enthousiasmĂ©e. Alors, câest vrai quâinterprĂ©ter nâest pas traduire et que lire est diffĂ©rent dâentendre jouer. G Il y a toujours des vĂ©ritĂ©s provisoires, elles ne sont pas forcĂ©ment pour neuf milliards dâĂȘtres humains, mais assez suffisantes pour un moment de vĂ©ritĂ© de quelques-uns. G Outre lâinterprĂ©tation des rĂȘves, des propos, dâun texte, nous interprĂ©tons aussi un discours, une image, un regard, un geste. On interprĂšte mĂȘme le silence ! Nous savons quâinterprĂ©tation nâest pas explication ; celle-ci Ă©voque la cause, alors quâinterprĂ©ter serait donner le sens. Le sens ne peut ĂȘtre lâexplication de la cause. Pour quâune interprĂ©tation soit garantie comme fidĂšle Ă cent pour cent, il faudrait rĂ©unir bien des Ă©lĂ©ments. Dâabord, mettre tous le mĂȘme sens sous les mĂȘmes mots, cela nâexiste pas. Que nous soyons totalement dĂ©tachĂ©s de nos opinions et croyances, qui sont le fond de notre individualitĂ©, cela ne paraĂźt pas possible non plus. Il faudrait Ă©galement que celui qui est le rĂ©cepteur de lâinterprĂ©tation ait la mĂȘme grille de lecture que lâĂ©metteur, quâil soit inaccessible Ă toute subjectivitĂ©. A partir de lĂ , mĂȘme avec la meilleure volontĂ©, comment interprĂ©ter sans que quelquâun pense que la vĂ©ritĂ© est faussĂ©e ? Une interprĂ©tation peut ĂȘtre volontairement arrangĂ©e, adaptĂ©e, reformulĂ©e, orientĂ©e, pour des buts de prise de pouvoir, de propagande, dâembrigadement, de prosĂ©lytisme. Cela peut correspondre Ă un engagement personnel de lâĂ©metteur. Et lĂ , parfois, la personne sait, connaĂźt lâexplication plus que le sens et adapte son propos Ă la finalitĂ©. Câest ce quâon appelle lâargument couchĂ© sur le lit de Procuste* », autrement dit, une argumentation que lâon fait rentrer de force dans le moule de ce que lâon croit dur comme fer. Câest alors argumenter plus quâinterprĂ©ter, câest mouliner, raboter, orienter un propos. LâidĂ©aliste interprĂšte parfois en allant au delĂ du simple rĂ©el, lâidĂ©ologue limite et enferme son interprĂ©tation dans son idĂ©ologie, dans son dogme, dans sa » vĂ©ritĂ© Donnez-moi seulement vos dogmes, je me charge des preuves ! », a dit Chrysippe Ă ClĂ©anthe. LâidĂ©aliste et lâidĂ©ologue, lâun comme lâautre, sâils agissent en toute sincĂ©ritĂ©, ne peuvent ĂȘtre taxĂ©s de fausser volontairement la vĂ©ritĂ©. Pour que la vĂ©ritĂ© soit faussĂ©e, il faut quâil y ait intentionnalitĂ©. Nos propos nous rĂ©vĂšlent et, malgrĂ© nous, notre inconscient participe Ă la construction des idĂ©es. Quand je vous parle, je ne suis pas neutre, mĂȘme si je ne nâai nullement lâintention de tromper, de subjuguer, dâinfluencer. Toujours, mes orientations, mes goĂ»ts, croyance ou non croyance, tout mon acquis, sont lĂ , prĂ©sent dans mon propos. Souvent, comme le dit AndrĂ© Gide dans Les faux-monnayeurs [âŠ] nous tentons dâimposer au monde extĂ©rieur notre interprĂ©tation particuliĂšre [âŠ] ». Mais, dâautre part, le langage totalement vidĂ© de tout sentiment personnel, de toute opinion est un langage neutre, aseptisĂ©. Câest tout juste bon pour les catalogues, les modes dâemploi, pour une documentation technique. * Mythologie grecque Procuste nâavait quâun lit pour ses hĂŽtes. Si ces derniers Ă©taient trop grands, il coupait un peu » les pieds, les jambes ; dans lâautre cas, il Ă©tirait. G Je ne pense pas quâon puisse comparer une vĂ©ritĂ© scientifique Ă une vĂ©ritĂ© historique ou toute autre vĂ©ritĂ©. Est-ce quâil y aurait une vĂ©ritĂ© prĂ©existant Ă lâĂȘtre humain ? Pour Saint Augustin, au moyen-Ăąge, câĂ©tait Dieu. On a dit quâon peut amener dâautres Ă©lĂ©ments Ă son analyse et aboutir Ă une vĂ©ritĂ©. Est-ce que la vĂ©ritĂ© nâapparaĂźt pas Ă travers le discours de lâhomme qui la fonde ? Je pense au mythe de la caverne. Lâhomme dans la caverne nâa accĂšs quâĂ trĂšs peu de stimulations, trĂšs peu dâĂ©lĂ©ments, et pourtant, il a sa vĂ©ritĂ© ». A mesure quâil ira vers la lumiĂšre, il va se rapprocher dâune vĂ©ritĂ© intelligible, non pas Dieu comme au moyen-Ăąge, mais le cosmos. Les vĂ©ritĂ©s sont multiples, et, si lâon pouvait les regrouper, on dirait la vĂ©ritĂ© ». La vĂ©ritĂ©, câest ce qui nous apparaĂźt et cela change au fur et Ă mesure que nous grandissons ; elle est aussi le fruit de nos expĂ©riences. Parler de la vĂ©ritĂ© », nâest-ce pas une simplification ? G Est-ce que du moment oĂč il y a lâhomme qui apporte sa vĂ©ritĂ©, son interprĂ©tation, il y a Ă©ventuelle dĂ©formation. Chacun perçoit en fonction de sa vie, son histoire. Lorsque je lis un livre, ce que je dĂ©couvre, ce que jâimagine nâest pas ce quâun autre va voir. G Entre lâĂ©metteur et le rĂ©cepteur, deux interprĂ©tations Comment lâentendez-vous ? » G Je nâai pas pu relier directement lâinterprĂ©tation Ă la vĂ©ritĂ©. On ne dĂ©tient pas de vĂ©ritĂ© absolue, câest ensemble quâon peut tenter de crĂ©er une vĂ©ritĂ©, dans nos rapports sociaux, dans notre culture. G On peut opter pour la libertĂ© dâinterprĂ©tation, câest ce qui semble le mieux correspondre Ă des Ćuvres culturelles. Cela suppose que lâinterprĂšte ait du talent pour voir lâĆuvre sous un nouveau jour. Donc, mĂȘme le critique doit prendre ses distances vis-Ă -vis des Ă©ditions antĂ©rieures, des interprĂ©tations antĂ©rieures, et celle qui vient dâĂȘtre interprĂ©tĂ©e Dâautre part, interprĂ©ter, pour moi, câest donner du sens et Nietzsche a utilisĂ© plein dâaphorismes obscurs pour obliger Ă chercher du sens, pour nous contraindre Ă rĂ©flĂ©chir, pour chercher notre vĂ©ritĂ©. Câest Ă nous humains, dotĂ©s dâun cerveau, dâune intelligence, de donner du sens, dâinterprĂ©ter. G Je suis convaincue que pas un homme ne dĂ©tient la vĂ©ritĂ©, qui nâappartient Ă personne, et quâelle est bien au-delĂ dâune interprĂ©tation singuliĂšre. Câest pourquoi il faut confronter beaucoup de points de vue pour approcher un petit peu la vĂ©ritĂ©. Câest un travail collectif. Il a Ă©tĂ© dit que lâinterprĂ©tation peut se faire au-delĂ du rĂ©el. Mais quâest-ce que la rĂ©alitĂ© ? Si câest quelque chose de concret, câest un petit aspect de la rĂ©alitĂ© rĂ©duit au monde phĂ©nomĂ©nologique. Mais ce qui est beaucoup plus difficile Ă interprĂ©ter, câest ce qui ne relĂšve pas du concret, du matĂ©riel, mais dâune autre rĂ©alitĂ©, psychoaffective, intellectuelle ou spirituelle, par exemple. Dans un prĂ©cĂ©dent cafĂ©-philo, on a effleurĂ© la dimension mĂ©taphysique, ce qui dĂ©passe lâinterprĂ©tation singuliĂšre. G Une annĂ©e, il y a eu quatre versions de Cyrano de Bergerac par quatre compagnies diffĂ©rentes. Jâai vu quatre piĂšces diffĂ©rentes Ă partir dâun mĂȘme texte. Si une soprano fait une bonne interprĂ©tation, alors, il faut quâelle soit la derniĂšre. Une seule et câest fini ! G Mais ces quatre interprĂ©tations de Cyrano Ă©taient quatre versions Ă partir dâun seul Cyrano original, celui dâEdmond Rostand, qui en est lâauteur, le crĂ©ateur. Le reste nâest quâinterprĂ©tations, qui peuvent plus ou moins servir la piĂšce authentique, lui ĂȘtre plus ou moins fidĂšle. G Il y a des arts qui sont prĂ©cis, qui ne laissent que peu de place Ă une interprĂ©tation personnelle, et dâautres trĂšs libres comme le jazz. En classique, lâĆuvre est Ă©crite de A Ă Z, mais câest trĂšs difficile dâarriver Ă exprimer ce quâa voulu faire le compositeur quand il a Ă©crit lâĆuvre. Donc les diffĂ©rentes interprĂ©tations en classique peuvent ĂȘtre volontĂ© dâapprĂ©hender la vĂ©ritĂ© de lâinstant du crĂ©ateur et de tendre vers la version originale. Et, il a aussi des interprĂštes, qui, comme disait Arthur Rubinstein, considĂšrent que lâĆuvre nâest lĂ que pour les aider Ă prouver leur virtuositĂ© » et qui personnalisent. G LâĆuvre nâexiste que par lâinterprĂšte, les interprĂštes sont des co-auteurs, sans eux elle reste dans lâanonymat. Ce nâest donc pas fausser les vĂ©ritĂ©s, mais les rendre vraies ». En outre, plutĂŽt quâinterprĂ©ter Ă sa façon, il y a parfois une valeur pĂ©dagogique pour faire connaĂźtre, participer Ă la diffusion, ĂȘtre une sorte de passeur, dans la façon dont nous interprĂ©tons et nous transmettons. G Revenant Ă la question initiale, Ă lâĂ©noncĂ©, je ne vois pas pourquoi le fait dâinterprĂ©ter, de faire une interprĂ©tation, a une connotation pĂ©jorative. Pour moi câest seulement donner du sens. G La maniĂšre dont le monde extĂ©rieur sâimpose Ă nous, et dont nous tentons dâimposer au monde extĂ©rieur notre interprĂ©tation particuliĂšre, est le drame de notre vie ». AndrĂ© Gide, Les faux monnayeurs, dĂ©jĂ citĂ©. A chaque interprĂ©tation que nous faisons, nous sommes en Ă©quilibre instable. De la mĂȘme maniĂšre que, quand nous sommes lecteurs, nous sommes des Ă©crivains nous-mĂȘmes ; quand nous Ă©tudions un livre en commun, aucun de nous nâa la mĂȘme lecture et nous entendons avec plaisir ce que les autres ont dĂ©couvert; câest lĂ lâintĂ©rĂȘt du passage de la pratique solitaire Ă la pratique solidaire. G Quand on fait de la traduction pour les sourds par le langage des signes et quâon est confrontĂ© Ă des mots en dehors du vocabulaire courant des malentendants, il faut trouver, voire inventer le langage gestuel qui ne trahit pas la vĂ©ritĂ©. Le visage ne doit rien montrer pour ne pas trahir le geste. LâinterprĂšte est un intermĂ©diaire entre deux mondes. Le vocabulaire de lâentendant est plus Ă©laborĂ© ; la simultanĂ©itĂ© est difficile. G Le poĂšme de Florence InterprĂ©ter, est-ce fausser la vĂ©ritĂ© ? Pantoum Bonjour je suis la vĂ©ritĂ© En fait, je cherche un interprĂšte Je suis nue, mon identitĂ© Ce sont les habits quâon me prĂȘte En fait, je cherche un interprĂšte Car ma langue est lâambiguĂŻtĂ© Ce sont les habits quâon me prĂȘte Qui me donnent ma densitĂ© Car ma langue est lâambiguĂŻtĂ© Et me chercher est une quĂȘte Qui me donne ma densitĂ© Lâhistoire est une pirouette Et me chercher est une quĂȘte Parfois je suis mal fagotĂ©e Lâhistoire est une pirouette Qui se doit dâĂȘtre interprĂ©tĂ©e Parfois je suis mal fagotĂ©e Si je suis une devinette Qui se doit dâĂȘtre interprĂ©tĂ©e Je cherche une voix qui me complĂšte Si je suis une devinette Question de sensibilitĂ© Je cherche une voix qui me complĂšte Quitter la clandestinitĂ© Question de sensibilitĂ© Jâai pris le vent comme il sâentĂȘte Quitter la clandestinitĂ© Dans le bouchon de ma trompette Jâai pris le vent comme il sâentĂȘte Mais jâai manquĂ© de libertĂ© Dans le bouchon de ma trompette Bonjour je suis la vĂ©ritĂ© G On a dit que Nietzsche, avec ses aphorismes, dĂ©molissait des concepts. Ce nâest pas chez lui interprĂ©ter, mais nous renvoyer Ă notre responsabilitĂ© de rĂ©cepteur. Il nous oblige Ă apprendre cet exercice de rechercher tous les sens, les acceptions dâun mot. Par ailleurs, on peut penser quâil y a des gens qui sont responsables des manipulations dont ils sont les victimes, ce sont des naĂŻfs. Ils ne font pas beaucoup dâefforts, ils prennent les idĂ©es toutes faites. G Je pense que si Bellini, lâauteur de la Norma » entendait Maria Callas interprĂ©ter avec une telle profondeur, une telle virtuositĂ© son opĂ©ra, il dirait La vĂ©ritĂ© de mon Ćuvre, câest ça ! ». Il lui aurait alors fallu attendre presque deux siĂšcles pour trouver, pour entendre, cette vĂ©ritĂ© ! G Discourir, câest assujettir », avançait Roland Barthes. AprĂšs tout ce que jâai pu entendre sur la philosophie, la politique, la religion, mĂȘme si je ne peux pas affirmer que je nâai jamais Ă©tĂ© influencĂ©, je ne me sens pas assujetti. Sauf Ă considĂ©rer les autres comme des niais, on est assujetti que si on le veut bien ; on est victime dâinterprĂ©tation parfois par simple paresse intellectuelle; on se ment plus quâon est victime du mensonge. G Il y a quelque chose de difficile par rapport Ă lâinterprĂ©tation, câest le langage ; si dâentrĂ©e de jeu nous choisissons des mots qui ont plusieurs significations, il ne faut pas sâĂ©tonner du tout que les uns et les autres ne rĂ©agissent pas de la mĂȘme façon. Si on veut rĂ©unir les gens, par exemple pour interprĂ©ter les phĂ©nomĂšnes sociaux avec des mots imprĂ©cis, de ses amis on peut se faire des adversaires, et quelquefois la confusion des mots fait de curieux effets. On a dit Ă un moment du dĂ©bat, un bon journaliste ne donne pas son avis » ça, jâen doute quand mĂȘme ; si câest un homme, câest quâil est socialement chĂątrĂ© ! Il ne peut pas dire ce quâil est. Ce que dit un journaliste sur un fait lui est personnel. Une personne qui sâexprime Ă la tĂ©lĂ©vision, par exemple, elle sâexpose, elle interprĂšte avec ses mots, sa physionomie, avec le corps. G Si un journaliste ne devait sâen tenir quâaux faits et Ă la stricte vĂ©ritĂ©, nous nâaurions besoin que dâun seul et mĂȘme journal et pas besoin dâĂ©ditorialistes pour dĂ©finir la ligne rĂ©dactionnelle. Entre lâAFP et vous, il y a forcĂ©ment interprĂ©tation. G Il faut du doute pour choisir et interprĂ©ter, plus un peu de doute ensuite sur son jugement. G LâinterprĂ©tation commence Ă prendre du sens lĂ ou une signification ne sâimpose pas dâelle-mĂȘme. Dans son essai De lâinterprĂ©tation », Paul RicĆur dit Dire quelque chose de quelque chose, câest, au sens complet et fort du mot, lâinterprĂ©ter ». DâaprĂšs lui, il y aurait interprĂ©tation lĂ oĂč il y a un sens multiple ; câest dans lâinterprĂ©tation que la pluralitĂ© de sens sâest rendue manifeste. Par contre, dans la psychanalyse, on nâest pas en reste, puisquâelle aussi, propose une certaine mĂ©thode dâinterprĂ©tation qui porte sur les comportements, les rĂȘves. G TĂ©moignage En traduisant du théùtre de Garcia-Lorca La Zapateria prodigiosa, jâai Ă©tĂ© confrontĂ© Ă la traduction non faite jusque lĂ de chansons en vers. Il fallait retrouver le sens et les assonances sans trahir le texte. Le ressenti est aussi utile que tous les dictionnaires dans ce cas. En ce qui concerne la tĂ©lĂ©vision, lâimage dĂ©jĂ , avant le commentaire, donne une interprĂ©tation. Elle sâadresse aux sens, aux Ă©motions, elle prend le pas souvent sur le propos. G Il y a des sujets oĂč lâon pose des questions, alors quâon sait quâil nây pas de rĂ©ponse ou dâinterprĂ©tation satisfaisante pour tous. Les anglais Ă ce sujet disent Ask me no questions, Iâll tell you no lies » Ne me posez pas de questions et je ne vous dirai pas de mensonges. G On est rentrĂ© dans un dĂ©bat trĂšs difficile, mĂȘme si on a un peu dâexpĂ©rience de la philosophie; on se rappelle ce propos, cette boutade Il y a ma vĂ©ritĂ©, ta vĂ©ritĂ©, et la vĂ©ritĂ© ! » G La vĂ©ritĂ© est entre nous ou ailleurs, au-delĂ de nos propos ! On se rend bien compte, ici au cafĂ©-philo, de la multiplicitĂ© des interprĂ©tations pour que chacun approche un peu la vĂ©ritĂ©. Et chacun repart avec ses questions, enrichi des questions des autres pour continuer notre rĂ©flexion. La vĂ©ritĂ© est une quĂȘte vers laquelle nous ne pouvons que tendre! G Un peuple qui ne sait plus interprĂ©ter ses propres signes, ses propres mythes, ses propres symboles, devient Ă©tranger Ă lui-mĂȘme, perd foi en son destin.», dit Jean-Marie Adiaffi, cinĂ©aste et poĂšte ivoirien, dans La carte dâindentitĂ©.
Douterest-ce renoncer Ă la vĂ©ritĂ© Home ; Dissertations; Douter est-ce renoncer Ă la vĂ©ritĂ©; Douter est-ce renoncer Ă la vĂ©ritĂ©. By leter. juin 26, 2018. 827 Views. Dissertations. Share This Post Facebook Twitter Google plus Pinterest Linkedin Digg Le doute pose un problĂšme complĂ©mentaire Soit câest un doute permanent dans ce cas on ne peut pas Ă©voluer puisque lâon La question de Pilate Ă JĂ©sus rĂ©sonne encore dans notre monde. Elle nâa certainement jamais perdu sa pertinence, et pourtant, Ă lâĂ©poque oĂč nous vivons, le doute sur la vĂ©ritĂ© est encore plus prĂ©sent. Quâest-ce que la vĂ©ritĂ©, comment lâatteindre ? Dans la question de Pilate, cela rĂ©sonne presque comme un renoncement Ă la possibilitĂ© humaine de lâapprocher. Et quâest-ce que la vĂ©rité⊠Nous avons un profond dĂ©ficit de vĂ©ritĂ©. Le problĂšme du relativisme pointĂ© par BenoĂźt XVI sâest emparĂ© de la culture gĂ©nĂ©rale constater quâaujourdâhui la question de la vĂ©ritĂ© nâest pas une affaire de ce qui est exact et de ce qui est faux, de ce qui est vrai ou de ce qui est un mensonge, mais que la question de la vĂ©ritĂ© aujourdâhui rĂ©side dans la prise de conscience gĂ©nĂ©ralisĂ©e que le concept mĂȘme de vĂ©ritĂ© nâexiste pas. La vĂ©ritĂ© nâexiste pas. Il nây a que la perception subjective, que lâĂ©motion individuelle. Seulement des rĂ©cits, des interprĂ©tations, des comprĂ©hensions qui aboutissent aux mĂȘmes faits. Chacun a sa propre vĂ©ritĂ©, chacun cherche sa propre vĂ©ritĂ©, chacun ressent sa propre vĂ©ritĂ©. Il nây a pas de vĂ©ritĂ©, par consĂ©quent il nây a pas de mensonge. Les fake news, la post-vĂ©ritĂ©, lâinfoxication comme brouillard constant qui dĂ©figure la rĂ©alitĂ© par accumulation, ne sont que lâĂ©cho de la considĂ©ration quâil nây a ni vĂ©ritĂ© ni mensonge. Lâauto-assistance sentimentale, lâĂ©motivitĂ© de lâidĂ©ologie comme argumentaire, la paresse de la rationalitĂ©, le pluralisme Ă©galitaire comme tamis pour mesurer les opinions, sont autant dâinstruments de cette nĂ©gation de lâexistence mĂȘme de la vĂ©ritĂ©. Towers © Anne Gallot Comme image parfaite, nous avons la politique, et lâabsence de toute honte ou de gĂȘne Ă vouloir changer de critĂšres, Ă maintenir des choses diffĂ©rentes et opposĂ©es. MĂȘme en affirmant le contraire de ce qui se passe, bref, en niant ce qui est rĂ©el. Et la clĂ© de la vĂ©ritĂ© dans ces dimensions nous conduit Ă nier la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme. Biologiquement, mais sans doute aussi socialement. On nie les faits eux-mĂȘmes en les interprĂ©tant et en les racontant en fonction de ses propres intĂ©rĂȘts. La rĂ©alitĂ© est niĂ©e pour ĂȘtre transformĂ©e en une concatĂ©nation dâinterprĂ©tations, de versions et de rĂ©cits qui dĂ©figurent lâexistant afin de le prĂ©senter selon une vision intĂ©ressĂ©e, individuelle ou idĂ©ologique. Le rĂ©el nâexiste pas car il nây a aucun moyen de le saisir communĂ©ment. Câest lâatomisation et lâindividualisme du libĂ©ralisme Ă©levĂ© au rang dâĂ©pistĂ©mologie. Câest Ockham, Descartes et Kant qui dĂ©passent la nature elle-mĂȘme, la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme, les faits eux-mĂȘmes. Rien nâest vrai et rien nâest un mensonge, tout dĂ©pend de la couleur du verre Ă travers lequel une personne le regarde. Ou ce que chacun pense. Ou ce que chacun veut quâil soit. Dans ces conditions, cela nâa aucun sens de lever lâĂ©pĂ©e pour avoir dit que lâherbe Ă©tait verte. Il nây a pas dâhommes et de femmes mais plutĂŽt des choses plurielles racontĂ©es Ă partir dâune Ă©motivitĂ© subjective, personnelle et changeante. Il nây a pas de faits, seulement des mots qui les racontent et les interprĂštent. Seuls les sentiments traduisent ce que lâon pense savoir et deviennent le critĂšre de jugement de tout. Affirmer cela suppose aussi que celui qui vit, saisit et comprend Ă©motionnellement ne sait pas distinguer â lorsquâon affirme que la vĂ©ritĂ© existe et quâelle peut ne pas ĂȘtre ce que lâon pense ou ressent â que lâon ne va pas contre lui-mĂȘme personnellement. Les personnes vexĂ©es, les accusations de totalitarisme et dâextrĂ©misme. Pour avoir dit que lâherbe Ă©tait verte ou que les hommes et les femmes existaient, ou quâune sculpture invisible est une fraude. Et pourtant, tout a besoin de nuances. AprĂšs lâanalyse apocalyptique, lâantithĂšse du bon sens. Câest-Ă -dire, la soif face⊠au contraire. Avec la vĂ©ritĂ©, nous rencontrons la difficultĂ© quâelle nâest pas lĂ dĂ©posĂ©e dans une urne sacrĂ©e et brute, rĂ©pondant objectivement Ă toute rĂ©alitĂ©. Il existe des perceptions diverses, des rĂ©alitĂ©s imposĂ©es, une fragmentation des connaissances ou des informations qui nous rendent incapables de saisir la vĂ©ritĂ© telle quâelle est exprimĂ©e en elle-mĂȘme et pleinement dĂ©veloppĂ©e. Le monde est devenu plus complexe et il nâest pas possible pour un Isidore, un Albert ou un Thomas dâavoir une vision complĂšte de la rĂ©alitĂ©. Il est nĂ©cessaire dâinterprĂ©ter et de comprendre. Il faut aussi tenir compte des circonstances et des conditions du monde et, bien que lâon ne soit pas un grand croyant de lâidĂ©e du progrĂšs comme moteur de changement anthropologique â lâĂȘtre humain est ce quâil est, toujours â on comprend que lâhistoire conditionne, et que le contexte de lâhomme lâadapte. Douces VĂ©ritĂ©s Aujourdâhui, pour aborder lâidĂ©e de vĂ©ritĂ©, nous ne pouvons pas perdre de vue que la spĂ©cialisation qui nous domine exige lâinterdisciplinaritĂ© ; que la subjectivitĂ© est une condition humaine pour saisir ce qui nous entoure ; que le relativisme du selon et du comment, des degrĂ©s et des consĂ©quences, nâest pas toujours faux et a souvent beaucoup Ă dire ; que les mots sont des moyens dâaccĂ©der Ă la rĂ©alitĂ©, mais aussi des barriĂšres impossibles Ă franchir parce que, dans une certaine mesure, ils nous sĂ©parent de ce qui est tel quâil est », mĂȘme si nous nâavons dâautre choix que dây recourir. Et pourtant, renoncer Ă lâidĂ©e de vĂ©ritĂ©, câest renoncer Ă la possibilitĂ© de se comprendre en tant quâĂȘtres humains. Si nous devions accepter quâil existe autant de vĂ©ritĂ©s que de personnes dans leurs subjectivitĂ©s Ă©motionnelles, la coexistence serait impossible. Il nây aurait pas de rĂ©alitĂ© commune Ă partager, nous finirions dans la polarisation et la confrontation sur tous les sujets, Ă©tant donnĂ© que tout serait lu, interprĂ©tĂ©, compris Ă partir de son propre point de vue. Câest presque lĂ oĂč nous mĂšne le progressisme dâaujourdâhui. Habermas vise Ă surmonter ce problĂšme Ă©vident en revenant Ă lâidĂ©e du contrat social moderne avec la thĂ©orie du dialogue pur fondĂ© sur le respect et la reconnaissance de la dignitĂ© et de la bonne volontĂ© de lâautre, oĂč nous nous accorderions sur quelques » vĂ©ritĂ©s douces » qui nous permettraient de vivre en sociĂ©tĂ© en acceptant de vivre ensemble. Le problĂšme de ces approches est double. Lâune de nature thĂ©orique â les conditions idĂ©ales sont impossibles Ă remplir, et il y a toujours quelquâun dâassez malin pour les contourner afin de gagner la discussion en utilisant la bonne volontĂ© de lâautre â et lâautre de nature pratique on renonce Ă la rĂ©alitĂ©, câest-Ă -dire quâon construit la coexistence, mais en marge de la rĂ©alitĂ©. La rĂ©alitĂ© existe. Peu importe Ă quel point lâingĂ©nierie sociale essaie de sây opposer, elle existe. Les choses existent. Et elles sont comme elles sont, pas comme nous voudrions quâelles soient. Lâherbe est verte, il y a le jour et la nuit, les hommes et les femmes. Il y a la fĂ©minitĂ© et la masculinitĂ©. Il existe une loi naturelle, un ordre donnĂ©. La condition humaine est ce quâelle est, et malgrĂ© le transhumanisme, la psychologie, la publicitĂ© et les neurosciences, les ĂȘtres humains sont ce quâils sont. Et ce nâest en aucun cas un manque de respect ou de dignitĂ© pour ceux qui disent le contraire. Le point du jour © Anne Gallot Et nâoubliez pas que la crise de la vĂ©ritĂ© nâest pas exclusivement culturelle. Ou plus exactement, elle est culturelle parce quâelle est dâabord une crise personnelle. Le social est toujours une construction et un tout du personnel â mĂȘme si le tout est plus que le rassemblement de ses parties. La vĂ©ritĂ© avec soi-mĂȘme, avec sa propre identitĂ©, avec sa propre image est la premiĂšre crise de vĂ©ritĂ©. Les dĂ©ceptions liĂ©es Ă lâĂ©motivisme, au psychologisme et au manque de rationalitĂ© partent toujours du fait que lâhomme dâaujourdâhui semble incapable de sâaccepter tel quâil est. Avec ses limites, ses faiblesses et ses dĂ©ficiences. Aussi avec ses potentiels et ses richesses. Incapable â dans un Ă©cho rĂ©volutionnaire et moderne â dâaccepter la culture reçue, ce qui a Ă©tĂ© hĂ©ritĂ©, avec tous les besoins de changement que cela comporte, qui ne sont pas peu nombreux. Ce nâest pas accepter cet homme dĂ©jĂ postmoderne ou transmoderne, incapable de se faire tel quâil voudrait ĂȘtre idĂ©alement â sous les messages marketing de ce quâest rĂ©ellement cet idĂ©al pour le marchĂ© et la consommation⊠Il y a dans tout cela un Ă©cho biblique qui nous conduit Ă lâidolĂątrie de lâĂ©goĂŻsme, Ă lâidolĂątrie dâun moi qui nâaccepte pas lâidĂ©e dâĂȘtre une crĂ©ature, de ne pas ĂȘtre maĂźtre de soi. Comme lâa dit Donoso CortĂ©s, nous ne pouvons pas perdre de vue quâau cĆur de tout dĂ©bat social se trouve une question thĂ©ologique. Et avec la question de la vĂ©ritĂ© plus que toute autre. Article publiĂ© par Vicente Niño le 27 juin 2021 sur El Debate de Hoy Traduit de lâespagnol par CM MPiY.