Aristote Traduction de Pascale Nau Livre 1 Chapitre 1 [980a] Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens. On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique, c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela vient de ce qu’elle nous fait connaÃtre plus d’objets, et nous découvre plus de différences. La nature a donné aux animaux la faculté de sentir mais chez les uns, la sensation ne produit pas la mémoire, chez les autres, elle la produit ; [980b] et c’est pour cela que ces derniers sont plus intelligents et plus capables d’apprendre que ceux qui n’ont pas la faculté de se ressouvenir. L’intelligence toute seule, sans la faculté d’apprendre, est le partage de ceux qui ne peuvent entendre les sons, comme les abeilles et les autres animaux de cette espèce ; la capacité d’apprendre est propre à tous ceux qui réunissent à la mémoire le sens de l’ouïe. Il y a des espèces qui sont réduites à l’imagination et à la mémoire, et qui sont peu capables d’expérience mais la race humaine s’élève jusqu’à l’art et jusqu’au raisonnement. C’est la mémoire qui dans l’homme produit l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose constituent une expérience ; aussi l’expérience paraÃt-elle presque semblable à la science et à l’art ; [981a] et c’est de l’expérience que l’art et la science viennent aux hommes ; car, comme le dit Polus, et avec raison, c’est l’expérience qui fait l’art, et l’inexpérience le hasard. L’art commence, lorsque, de plusieurs données empruntées à l’expérience, se forme une seule notion générale, qui s’applique à tous les cas analogues. Savoir que Callias étant attaqué de telle maladie, tel remède lui a réussi, ainsi qu’à Socrate ; et de même à plusieurs autres pris individuellement, c’est de l’expérience ; mais savoir d’une manière générale que tous les individus compris dans une même classe et atteints de telle maladie, de la pituite, par exemple, ou de la bile ou de la fièvre, ont été guéris par le même remède, c’est de l’art. Pour la pratique, l’expérience ne diffère pas de l’art, et même les hommes d’expérience atteignent mieux leur but que ceux qui n’ont que la théorie sans l’expérience ; la raison en est que l’expérience est la connaissance du particulier, l’art celle du général, et que tout acte, tout fait tombe sur le particulier ; car ce n’est pas l’homme en général que guérit le médecin, mais l’homme particulier, mais Callias ou Socrate, ou tout autre individu semblable, qui se trouve être un homme ; si donc quelqu’un possède la théorie sans l’expérience, et connaÃt le général sans connaÃtre le particulier dont il se compose, celui-là se trompera souvent sur le remède à employer ; car ce qu’il s’agit de guérir, c’est l’individu. Cependant on croit que le savoir appartient plus à l’art qu’à l’expérience, et on tient pour plus sages les hommes d’art que les hommes d’expérience ; car la sagesse est toujours en raison du savoir. Et il en est ainsi parce que les premiers connaissent la cause, tandis que les seconds ne la connaissent pas ; les hommes d’expérience en effet, savent bien qu’une chose est, mais le pourquoi, ils l’ignorent ; les autres, au contraire, savent le pourquoi et la cause. Aussi on regarde en toute circonstance les architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en sagesse aux simples manÅ“uvres, parce qu’ils savent la raison de ce qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle. [981b] Les êtres insensibles suivent l’impulsion de leur nature ; les manÅ“uvres suivent l’habitude ; aussi n’est-ce pas par rapport à la pratique qu’on préfère les architectes aux manÅ“uvres, mais par rapport à la théorie, et parce qu’ils ont la connaissance des causes. Enfin, ce qui distingue le savant, c’est qu’il peut enseigner ; et c’est pourquoi on pense qu’il y a plus de savoir dans l’art que dans l’expérience ; car l’homme d’art peut enseigner, l’homme d’expérience ne le peut pas. En outre, on n’attribue la sagesse à aucune des connaissances qui viennent par les sens, quoiqu’ils soient le vrai moyen de connaÃtre les choses particulières ; mais ils ne nous disent le pourquoi de rien ; par exemple, ils ne nous apprennent pas pourquoi le feu est chaud, mais seulement qu’il est chaud. D’après cela, il était naturel que le premier qui trouva, au-dessus des connaissances sensibles, communes à tous, un art quelconque, celui-là fut admiré des hommes, non seulement à cause de l’utilité de ses découvertes, mais aussi comme un sage supérieur au reste des hommes. Les arts s’étant multipliés, et les uns se rapportant aux nécessités, les autres aux agréments de la vie, les inventeurs de ceux-ci ont toujours été estimés plus sages que les inventeurs de ceux-là , parce que leurs découvertes ne se rapportaient pas à des besoins. Ces deux sortes d’arts une fois trouvés, on en découvrit d’autres qui n’avaient plus pour objet ni le plaisir ni la nécessité, et ce fut d’abord dans les pays où les hommes avaient du loisir. Ainsi, c’est en Égypte que les mathématiques se sont formées ; là , en effet, beaucoup de loisir était laissé à la caste des prêtres. Du reste, nous avons dit dans la Morale en quoi diffèrent l’art et la science et les autres degrés de connaissance ; ce que nous voulons établir ici, c’est que tout le monde entend par la sagesse à proprement parler la connaissance des premières causes et des principes ; de telle sorte que, comme nous l’avons déjà dit, sous le rapport de la sagesse, l’expérience est supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte au manÅ“uvre et la théorie à la pratique. [982a] Il est clair d’après cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de certains principes et de certaines causes. Chapitre 2 Puisque telle est la science que nous cherchons, il nous faut examiner de quelles causes et de quels principes s’occupe cette science qui est la philosophie. C’est ce que nous pourrons éclaircir par les diverses manières dont on conçoit généralement le philosophe. On entend d’abord par ce mot l’homme qui sait tout, autant que cela est possible, sans savoir les détails. En second lieu, on appelle philosophe celui qui peut connaÃtre les choses difficiles et peu accessibles à la connaissance humaine ; or les connaissances sensibles étant communes à tous et par conséquent faciles, n’ont rien de philosophique. Ensuite on croit que plus un homme est exact et capable d’enseigner les causes, plus il est philosophe en toute science. En outre, la science qu’on étudie pour elle-même et dans le seul but de savoir, paraÃt plutôt la philosophie que celle qu’on apprend en vue de ses résultats. Enfin, de deux sciences, celle qui domine l’autre, est plutôt la philosophie que celle qui lui est subordonnée ; car le philosophe ne doit pas recevoir des lois, mais en donner ; et il ne doit pas obéir à un autre, mais c’est au moins sage à lui obéir. Telle est la nature et le nombre des idées que nous nous formons de la philosophie et du philosophe. De tous ces caractères de la philosophie, celui qui consiste à savoir toutes choses, appartient surtout à l’homme qui possède le mieux la connaissance du général ; car celui-là sait ce qui en est de tous les sujets particuliers. Et puis les connaissances les plus générales sont peut-être les plus difficiles à acquérir ; car elles sont les plus éloignées des sensations. Ensuite, les sciences les plus exactes sont celles qui s’occupent le plus des principes. En effet, celles dont l’objet est plus simple sont plus exactes que celles dont l’objet est plus composé. L’arithmétique, par exemple, est plus exacte que la géométrie. D’ailleurs, la science la plus apte à enseigner est celle qui étudie les causes, car enseigner, c’est dire les causes de chaque chose. De plus, savoir uniquement pour savoir, appartient surtout à la science de ce qu’il y a de plus scientifique. En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence, c’est-à -dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ; et ce qu’il y a de plus scientifique, [982b] ce sont les principes et les causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les sujets particuliers. Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes les autres, est celle qui connaÃt pourquoi il faut faire chaque chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en général, c’est le bien absolu dans toute la nature. De tout ce que nous venons de dire, il résulte que le mot Philosophie dont nous avons recherché les diverses significations, se rapporte à une seule et même science. Une telle science s’élève aux principes et aux causes ; or, le bien, la raison des choses, est au nombre des causes. Et qu’elle n’a pas un but pratique, c’est ce qui est évident par l’exemple des premiers qui se sont occupés de philosophie. Ce fut, en effet, l’étonnement d’abord comme aujourd’hui, qui fit naÃtre parmi les hommes les recherches philosophiques. Entre les phénomènes qui les frappaient, leur curiosité se porta d’abord sur ce qui était le plus à leur portée ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils en vinrent à se demander compte de plus grands phénomènes, comme des divers états de la lune, du soleil, des astres, et enfin de l’origine de l’univers. Or, douter et s’étonner, c’est reconnaÃtre son ignorance. Voilà pourquoi on peut dire en quelque manière que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes ; car la matière du mythe, c’est l’étonnant, le merveilleux. Si donc on a philosophé pour échapper à l’ignorance, il est clair qu’on a poursuivi la science pour savoir et sans aucun but d’utilité. Le fait en fait foi car tout ce qui regarde les besoins, le bien-être et la commodité de la vie était déjà trouvé, lorsqu’on entreprit un tel ordre de recherches. Il est donc évident que nous ne cherchons la philosophie dans aucun intérêt étranger ; et comme nous appelons homme libre celui qui s’appartient à lui-même et qui n’appartient pas à un autre, de même la philosophie est de toutes les sciences la seule libre ; car seule elle est à elle-même son propre but. Aussi, ne serait-ce pas sans quelque raison qu’on regarderait comme plus qu’humaine la possession de cette science ; car la nature de l’homme est esclave à beaucoup d’égards ; la divinité seule, pour parler comme Simonide, aurait ce privilège, et il ne convient pas à l’homme de ne pas se borner à la science qui est à son usage. Si donc les poètes disent vrai, et si la nature divine doit être envieuse, [983a] c’est surtout au sujet de cette prétention, et tous les téméraires qui la partagent, en portent la peine. Mais la divinité ne peut connaÃtre l’envie ; les poètes, comme dit le proverbe, sont souvent menteurs, et il n’y a pas de science à laquelle il faille attacher plus de prix. Car la plus divine est celle qu’on doit priser le plus ; or, celle-ci porte seule ce caractère à un double titre. En effet, une science qui appartiendrait à Dieu, et qui s’occuperait de choses divines, serait sans contredit une science divine et seule, celle dont nous parlons satisfait à ces deux conditions. D’une part, Dieu est reconnu de tout le monde comme le principe même des causes ; et de l’autre, la science des causes lui appartient exclusivement ou dans un degré supérieur. Ainsi toutes les sciences sont plus nécessaires que la philosophie, mais nulle n’est plus excellente. Et rien ne diffère plus que la possession de cette science et son début. On commence, ainsi que nous l’avons dit, par s’étonner que les choses soient de telle façon ; et comme on s’émerveille en présence des automates, quand on n’en connaÃt pas les ressorts, de même nous nous étonnons des révolutions du soleil et de l’incommensurabilité du diamètre ; car il semble étonnant à tout le monde qu’une quantité ne puisse être mesurée par une quantité si petite qu’elle soit. C’est, comme dit le proverbe, par le contraire et par le meilleur qu’il faut finir, comme il arrive dans le cas que nous venons de citer, lorsqu’enfin on est parvenu à s’en rendre compte car rien n’étonnerait plus un géomètre que si le diamètre devenait commensurable. Nous venons de déterminer la nature de la science que nous cherchons, le but de cette science et de tout notre travail. Chapitre 3 Il est évident qu’il faut acquérir la science des causes premières, puisque nous ne pensons savoir une chose que quand nous croyons en connaÃtre la première cause. Or, on distingue quatre sortes de causes, la première est l’essence et la forme propre de chaque chose ; car il faut pousser la recherche des causes aussi loin qu’il est possible, et c’est la raison dernière d’une chose qui en est le principe et la cause. La seconde cause est la matière et le sujet ; la troisième le principe du mouvement ; la quatrième, enfin, celle qui répond à la précédente, la raison et le bien des choses ; car la fin de tout phénomène et de tout mouvement, c’est le bien. Ces points de vue ont été suffisamment expliqués dans les livres de physique ; [983b] reprenons cependant les opinions des philosophes qui nous ont précédés dans l’étude des êtres et de la vérité. Il est évident qu’eux aussi reconnaissent certaines causes et certains principes cette revue peut donc nous être utile pour la recherche qui nous occupe. Car il arrivera ou que nous rencontrerons un ordre de causes que nous avions omis, ou que nous prendrons plus de confiance dans la classification que nous venons d’exposer. La plupart des premiers philosophes ont cherché dans la matière les principes de toutes choses. Car ce dont toute chose est, d’où provient toute génération et où aboutit toute destruction, l’essence restant la même et ne faisant que changer d’accidents, voilà ce qu’ils appellent l’élément et le principe des êtres ; et pour cette raison, ils pensent que rien ne naÃt et que rien ne périt, puisque cette nature première subsiste toujours. Nous ne disons pas d’une manière absolue que Socrate naÃt, lorsqu’il devient beau ou musicien, ni qu’il périt lorsqu’il perd ces manières d’être, attendu que le même Socrate, sujet de ces changements, n’en demeure pas moins ; il en est de même pour toutes les autres choses ; car il doit y avoir une certaine nature, unique ou multiple, d’où viennent toutes choses, celle-là subsistant la même. Quant au nombre et à l’espèce de ces déments, on ne s’accorde pas. Thalès, le fondateur de cette manière de philosopher, prend l’eau pour principe, et voilà pourquoi il a prétendu que la terre reposait sur l’eau, amené probablement à cette opinion parce qu’il avait observé que l’humide est l’aliment de tous les êtres, et que la chaleur elle-même vient de l’humide et en vit ; or, ce dont viennent les choses est leur principe. C’est de là qu’il tira sa doctrine, et aussi de ce que les germes de toutes choses sont de leur nature humides, et que l’eau est le principe des choses humides. Plusieurs pensent que dès la plus haute antiquité, bien avant notre époque, les premiers théologiens ont eu la même opinion sur la nature car ils avaient fait l’Océan et Téthys auteurs de tous les phénomènes de ce monde, et ils montrent les Dieux jurant par l’eau que les poètes appellent le Styx. [984a] En effet, ce qu’il y a de plus ancien est ce qu’il y a de plus saint ; et ce qu’il y a de plus saint, c’est le serment. Y a-t-il réellement un système physique dans cette vieille et antique opinion ? C’est ce dont on pourrait douter. Mais pour Thalès on dit que telle fut sa doctrine. Quant à Hippon, sa pensée n’est pas assez profonde pour qu’on puisse le placer parmi ces philosophes. Anaximène et Diogène prétendaient que l’air est antérieur à l’eau, et qu’il est le principe des corps simples ; ce principe est le feu, selon Hippase de Métaponte et Héraclite d’Éphèse. Empédocle reconnut quatre éléments, ajoutant la terre à ceux que nous avons nommés ; selon lui, ces éléments subsistent toujours et ne deviennent pas, mais le seul changement qu’ils subissent est celui de l’augmentation ou de la diminution, lorsqu’ils s’agrègent ou se séparent. Anaxagore de Clazomènes, qui naquit avant ce dernier, mais qui écrivit après lui, suppose qu’il y a une infinité de principes il prétend que toutes les choses formées de parties semblables comme le feu et l’eau, ne naissent et ne périssent qu’en ce sens que leurs parties se réunissent ou se séparent, mais que du reste rien ne naÃt ni ne périt, et que tout subsiste éternellement. De tout cela on pourrait conclure que jusqu’alors on n’avait considéré les choses que sous le point de vue de la matière. Quand on en fut là , la chose elle-même força d’avancer encore, et imposa de nouvelles recherches. Si tout ce qui naÃt doit périr et vient d’un principe unique ou multiple, pourquoi en est-il ainsi et quelle en est la cause ? Car ce n’est pas le sujet qui peut se changer lui-même ; l’airain, par exemple, et le bois ne se changent pas eux-mêmes, et ne se font pas l’un statue, l’autre lit, mais il y a quelque autre cause à ce changement. Or, chercher cette cause, c’est chercher un autre principe, le principe du mouvement, comme nous disions. Ceux des anciens qui dans l’origine touchèrent ce sujet, et qui avaient pour système l’unité de substance, ne se tourmentèrent pas de cette difficulté ; mais quelques-uns de ces partisans de l’unité, inférieurs en quelque sorte à cette question, disent que l’unité et tout ce qui est, réel n’admet pas de mouvement, ni pour la génération et la corruption, ni même pour tout autre changement. [984b] Aussi, de tous ceux qui partent de l’unité du tout, pas un ne s’est occupé de ce point de vue, si ce n’est peut-être Parménide, et encore ne le fait-il qu’autant qu’à côté de son système de l’unité, il admet en quelque sorte deux principes. Mais ceux qui admettent la pluralité des principes, le chaud et le froid, par exemple, ou le feu et la terre, étaient plus à même d’arriver à cet ordre des recherches ; car ils attribuaient au feu la puissance motrice, à l’eau, à la terre et aux autres éléments de cette sorte, la qualité contraire. Après ces philosophes et de pareils principes, comme ces principes étaient insuffisants pour produire les choses, la vérité elle-même, comme nous l’avons déjà dit, força de recourir à un autre principe. En effet, il n’est guère vraisemblable que ni le feu, ni la terre, ni aucun autre élément de ce genre, soit la cause de l’ordre et de la beauté qui règnent dans le monde, éternellement chez certains êtres, passagèrement chez d’autres ; ni que ces philosophes aient eu une pareille pensée d’un autre côté, rapporter un tel résultat au hasard ou à la fortune n’eût pas été raisonnable. Aussi quand un homme vint dire qu’il y avait dans la nature, comme dans les animaux, une intelligence qui est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers, cet homme parut seul avoir conservé sa raison au milieu des folies de ses devanciers. Or, nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans ce point de vue ; avant lui Hermotime de Clazomènes paraÃt l’avoir soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la vertu d’imprimer le mouvement. On pourrait dire qu’avant eux, Hésiode avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide. Celui-ci dit, en effet, dans sa théorie de la formation de l’univers Il fit l’amour le premier de tous les dieux. Hésiode dit de son côté Avant toutes choses était le chaos ; ensuite, La terre au vaste sein… Puis l’amour, le plus beau de tous les immortels. Comme s’ils avaient reconnu la nécessité d’une cause dans les êtres capable de donner le mouvement et le lien aux choses. Quant à la question de savoir à qui appartient la priorité, qu’il nous soit permis de la décider plus tard. Ensuite, comme à côté du bien dans la nature, on voyait aussi son contraire, non seulement de l’ordre et de la beauté, mais aussi du désordre et de la laideur, comme le mal paraissait même l’emporter sur le bien et le laid sur le beau, un autre philosophe introduisit l’amitié et la discorde, causes opposées de ces effets opposés. Car si l’on veut suivre de près Empédocle, et s’attacher au fond de sa pensée plutôt qu’à la manière presqu’enfantine dont il l’exprime, on trouvera que l’amitié est la cause du bien, et la discorde celle du mal ; de sorte que peut-être n’aurait-t-on pas tort de dire qu’Empédocle a parlé en quelque manière et a parlé le premier du bien et du mal comme principes, puisque le principe de tous les biens est le bien lui-même, et le mal le principe de tout ce qui est mauvais. Jusqu’ici nous avons vu ces philosophes reconnaÃtre deux des genres de causes déterminés par nous dans la Physique la matière et le principe du mouvement. Mais ils l’ont fait confusément et indistinctement, comme agissent dans les combats les soldats mal exercés. Ceux-ci frappent souvent de bons coups dans la mêlée, mais ils le font sans science. De même nos philosophes paraissent avoir parlé sans bien savoir ce qu’ils disaient, car l’usage qu’on les voit faire de leurs principes est nul ou peu s’en faut. Anaxagore se sert de l’intelligence comme d’une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d’un phénomène, il met en scène l’intelligence. Mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause. [985a] Empédocle se sert davantage, mais d’une manière insuffisante encore, de ses principes, et dans leur emploi il ne s’accorde pas avec lui-même. Souvent chez lui, l’amitié sépare, la discorde réunit en effet, lorsque dans l’univers les éléments sont séparés par la discorde, toutes les particules de feu n’en sont pas moins unies en un tout, ainsi que celles de chacun des autres éléments ; et lorsque, au contraire, c’est l’amitié qui unit tous les éléments, il faut bien pour cela que les particules de chaque élément se divisent. Empédocle fut donc le premier des anciens qui employa en le divisant le principe du mouvement, et ne supposa plus une cause unique, mais deux causes différentes et opposées. Quant à la matière, il est le premier qui ait parlé des quatre éléments ; toutefois, il ne s’en sert pas comme s’ils étaient quatre, mais comme s’ils n’étaient que deux, à savoir, le feu tout seul, et en opposition au [985b] feu, la terre, l’air et l’eau, ne faisant qu’une seule et même nature. C’est là du moins ce que ses vers donnent à entendre. Voilà , selon nous, la nature et le nombre des principes d’Empédocle. Leucippe et son ami Démocrite disent que les éléments primitifs sont le plein et le vide, qu’ils appellent l’être et le non-être ; le plein ou le solide, c’est l’être ; le vide ou le rare, c’est le non-être ; c’est pourquoi ils disent que l’être n’existe pas plus que le non-être, parce que le corps n’existe pas plus que le vide telles sont, sous le point de vue de la matière, les causes des êtres. De même que ceux qui posent comme principe une substance unique, expliquent tout le reste par les modifications de cette substance – en donnant pour principe à ces modifications le rare et le dense – ainsi ces philosophes placent dans les différences les causes de toutes choses. Ces différences sont au nombre de trois la forme, l’ordre et la position. Ils disent, en effet, que les différences de l’être viennent de la configuration, de l’arrangement et de la tournure, Or, la configuration c’est la forme, l’arrangement l’ordre, et la tournure la position. Ainsi, A diffère de N par la forme, AN de NA par l’ordre, et Z de N par la position. Quant au mouvement, à ses lois et à sa cause, ils ont traité cette question avec beaucoup de négligence, comme les autres philosophes. Par conséquent, nos devanciers n’ont pas été plus loin sur ces deux genres de causes. Chapitre 4 Parmi eux et avant eux, ceux qu’on nomme Pythagoriciens, s’étant occupés des mathématiques, furent les premiers à les mettre en avant ; et nourris dans cette étude, ils pensèrent que les principes de cette science étaient les principes de tous les êtres. Comme, par nature, les nombres sont les premiers des êtres, et ils leur paraissaient avoir plus d’analogie avec les choses et les phénomènes – comme le feu, l’air ou l’eau, – que la modification des nombres semblait être la justice, une autre rame et intelligence, un autre propos, et à peu près ainsi de toutes les autres choses – ; comme ils voyaient de plus dans les nombres les modifications et les rapports de l’harmonie ; [986a] par ces motifs joints à ces deux premiers que la nature entière a été formée à la ressemblance des nombres, et que les nombres sont les premiers de tous les êtres, ils posèrent les éléments des nombres comme les éléments de tous les êtres, et le ciel tout entier comme une harmonie et un nombre. Tout ce qu’ils pouvaient montrer dans les nombres et dans la musique qui s’accordât avec les phénomènes du ciel, ses parties et toute son ordonnance, ils le recueillirent, et ils en composèrent un système ; et si quelque chose manquait, ils y suppléaient pour que le système fût bien d’accord et complet. Par exemple, comme la décade paraÃt être quelque chose de parfait et qui embrasse tous les nombres possibles, ils prétendent qu’il y a dix corps en mouvement dans le ciel, et comme il n’y en a que neuf de visibles, ils en supposent un dixième qu’ils appellent antichtone. Mais tout ceci a été déterminé ailleurs avec plus de soin. Si nous y revenons, c’est pour constater à leur égard comme pour les autres écoles, quels principes ils posent, et comment ces principes tombent sous notre classification. Or, ils paraissent penser que le nombre est principe des êtres sous le point de vue de la matière, en y comprenant les attributs et les manières d’être ; que les éléments du nombre sont le pair et l’impair ; que l’impair est fini, le pair infini ; que l’unité tient de ces deux éléments, car elle est à la fois pair et impair, et que le nombre vient de l’unité ; enfin que les nombres sont tout le ciel. D’autres pythagoriciens disent qu’il y a dix principes, dont voici la liste Fini et infini, Impair et pair, Unité et pluralité, Droit et gauche, Mâle et femelle, Repos et mouvement, Droit et courbe, Lumière et ténèbres, Bien et mal, Carré et toute figure à côtés inégaux. Alcméon de Crotone paraÃt avoir professé une doctrine semblable il la reçut des Pythagoriciens ou ceux-ci la reçurent de lui ; car l’époque où il florissait correspond à la vieillesse de Pythagore ; et son système se rapproche de celui de ces philosophes. Il dit que la plupart des choses humaines sont doubles, désignant par là leurs oppositions, mais, à la différence de ceux-ci, sans les déterminer, et prenant au hasard le blanc et le noir, le doux et l’amer, le bon et le mauvais, le petit et le grand. Il s’exprima ainsi d’une manière indéterminée sur tout le reste, [986b] tandis que les Pythagoriciens montrèrent quelles sont ces oppositions et combien il y en a. On peut donc tirer de ces deux systèmes que les contraires sont les principes des choses et de l’un deux quel est le nombre et la nature de ces principes. Maintenant comment est-il possible de les ramener à ceux que nous avons posés, c’est ce qu’eux-mêmes n’articulent pas clairement ; mais ils semblent les considérer sous le point de vue de la matière ; car ils disent que ces principes constituent le fonds dont se composent et sont formés les êtres. Nous en avons dit assez pour faire comprendre la pensée de ceux des anciens qui admettent la pluralité dans les éléments de la nature. Il en est d’autres qui ont considéré le tout comme étant un être unique, mais ils diffèrent et par le mérite de l’explication et par la manière de concevoir la nature de cette unité. Il n’est nullement de notre sujet, dans cette recherche des principes, de nous occuper d’eux ; car ils ne font pas comme quelques-uns des physiciens qui, ayant posé une substance unique, engendrent l’être de cette unité considérée sous le point de vue de la matière ; ils procèdent autrement les physiciens, en effet, ajoutent le mouvement pour engendrer l’univers ; ceux-ci prétendent que l’univers est immobile ; mais nous n’en dirons que ce qui se rapporte à notre sujet. L’unité de Parménide paraÃt avoir été une unité rationnelle, celle de Mélisse une unité matérielle, et c’est pourquoi l’un la donne comme finie, l’autre comme infinie. Xénophane qui le premier parla d’unité car Parménide passe pour son disciple, ne s’est pas expliqué d’une manière précise et paraÃt étranger au point de vue de l’un et l’autre de ses deux successeurs ; mais ayant considéré l’ensemble du inonde, il dit que l’unité est Dieu. Encore une fois, il faut négliger ces philosophes dans la recherche qui nous occupe – et deux, surtout, dont les idées sont un peu trop grossières, Xénophane et Mélisse. Parménide paraÃt avoir eu des vues plus profondes. Persuadé que, hors de l’être, le non-être n’est rien, il pense que l’être est nécessairement un, et qu’il n’y a rien autre chose que lui. C’est un point sur lequel nous nous sommes expliqués plus clairement dans la Physique. Mais forcé de se mettre d’accord avec les faits, et, en admettant l’unité par la raison, d’admettre aussi la pluralité par les sens, Parménide en revint à poser deux principes et deux causes, le chaud et le froid, par exemple le feu et la terre il rapporte [987a] l’un de ces deux principes, le chaud à l’être, et l’autre au non-être. Voici le résultat de ce que nous avons dit, et de tous les systèmes que nous avons parcourus jusqu’ici chez les premiers de ces philosophes, un principe corporel ; car l’eau, le feu et les autres choses de cette nature sont des corps, principe unique selon les uns, multiple selon les autres, mais toujours considéré sous le point de vue de la matière ; chez quelques-uns, d’abord ce principe, et à côté de ce principe, celui du mouvement, unique dans certains systèmes, double dans d’autres. Ainsi, jusqu’à l’école italique exclusivement, les anciens philosophes ont parlé de toutes ces choses d’une manière vague, et n’ont mis en usage, ainsi que nous l’avons dit, que deux sortes de principes, dont l’un, celui du mouvement, est regardé tantôt comme unique et tantôt comme double. Quant aux Pythagoriciens, comme les précédents, ils ont posé deux principes ; mais ils ont en outre introduit cette doctrine qui leur est propre, savoir que le fini, l’infini et l’unité, ne sont pas des qualités distinctes des sujets où ils se trouvent, comme le feu, la terre et tout autre principe semblable sont distincts de leurs qualités, mais qu’ils constituent l’essence même des choses auxquelles on les attribue ; de sorte que le nombre est l’essence de toutes choses. Ils se sont expliqués sur ces points de la manière que nous venons de dire ; de plus, ils ont commencé à s’occuper de l’essence des choses et ont proposé une définition. Cependant, leur essai fut un peu trop grossier. Ils la définissaient superficiellement. Pour eux, le premier objet auquel semblait convenir la définition donnée, ils le considéraient comme l’essence de la chose définie – comme si l’on pensait, par exemple, que le double est la même chose que le nombre deux, parce que c’est dans le nombre deux que se rencontre en premier lieu le caractère du double ; mais deux ou double ne sont pas la même chose, autrement l’unité sera multiple, comme il arrive dans le système Pythagoricien. Voilà ce qu’on peut tirer des premiers philosophes et de leurs successeurs. Chapitre 5 Après ces différentes philosophies, parut la philosophie de Platon, qui suivit en beaucoup de points ses devanciers, mais qui eut aussi ses points de doctrine particuliers, et alla plus loin que l’école italique. Dès sa jeunesse, Platon se familiarisa dans le commerce de Cratyle avec les opinions d’Héraclite, que toutes les choses sensibles sont dans un perpétuel écoulement, et qu’il n’y a pas de science de ces choses ; et dans la suite, il garda ces opinions. [987b] D’une autre part, Socrate s’étant occupé de morale, et non plus d’un système de physique, et ayant d’ailleurs cherché dans la morale ce qu’il y a d’universel, et porté le premier son attention sur les définitions, Platon qui le suivit et le continua fut amené à penser que les définitions devaient porter sur un ordre d’êtres à part et nullement sur les objets sensibles ; car comment une définition commune s’appliquerait-elle aux choses sensibles, livrées à un perpétuel changement ? Or, ces autres êtres, il les appela Idées, et dit que les choses sensibles existent en dehors des idées et sont nommées d’après elles ; car il pensait que toutes les choses d’une même classe tiennent leur nom commun des idées, en vertu de leur participation avec elles. Du reste, le mot Participation est le seul changement qu’il apporta ; les Pythagoriciens, en effet, disent que les êtres sont à l’imitation des nombres, Platon en participation avec les idées. Comment se fait maintenant cette participation ou cette imitation des idées ? C’est ce que celui-ci et ceux-là ont également négligé de rechercher. De plus, outre les choses sensibles et les idées, il reconnaÃt des êtres intermédiaires qui sont les choses mathématiques, différentes des choses sensibles en ce qu’elles sont éternelles et immuables, et des idées en ce qu’elles admettent un grand nombre de semblables, tandis que toute idée en elle-même a son existence à part. Voyant dans les idées les raisons des choses, il pensa que leurs éléments étaient les éléments de tous les êtres. Les principes dans ce système sont donc, sous le point de vue de la matière, le grand et le petit, et sous celui de l’essence, l’unité ; et en tant que formées de ces principes et participant de l’unité, les idées sont les nombres. [988a] Ainsi, en avançant que l’unité est l’essence des êtres et que rien autre chose que cette essence n’a le titre d’unité, Platon se rapprocha des pythagoriciens. Comme eux, il dit que les nombres sont les causes des choses et de leur essence ; mais faire une dualité de cet infini qu’ils regardaient comme un, et composer l’infini du grand et da petit, voilà ce qui lui est propre – avec cette supposition que les nombres existent en dehors des choses sensibles, tandis que les pythagoriciens disent que les nombres sont les choses mêmes, et ne donnent pas aux choses mathématiques un rang intermédiaire. Cette existence que Platon attribue à l’unité et au nombre en dehors des choses, à la différence des pythagoriciens, ainsi que l’introduction des idées, est due à ses recherches logiques car les premiers philosophes étaient étrangers à la dialectique ; et il fut conduit à faire une dyade de cette autre nature différente de l’unité, parce que lés nombres, à l’exception des nombres primordiaux, s’engendrent aisément de cette dyade, comme d’une sorte de matière. Cependant, les choses se passent autrement, et cela est contraire à la raison. Dans ce système, on fait avec la matière un grand nombre d’êtres, et l’idée n’engendre qu’une seule fois ; mais au vrai, d’une seule matière on ne fait qu’une seule table, tandis que celui qui apporte l’idée, tout en étant un lui-même, en fait un grand nombre. Il en est de même du mâle à l’égard de la femelle ; la femelle est fécondée par un seul accouplement, tandis que le mâle en féconde plusieurs or, cela est l’image de ce qui a lieu pour les principes dont nous parlons. C’est ainsi que Platon s’est prononcé sur ce qui fait l’objet de nos recherches il est clair, d’après ce que nous avons dit, qu’il ne met en usage que deux principes, celui de l’essence et celui de la matière ; car les idées sont pour les choses les causes de leur essence, comme l’unité l’est pour les idées Et quelle est la matière ou le sujet auquel s’appliquent les idées dans les choses sensibles et l’unité dans les idées ? C’est cette dyade, composée du grand et du petit de plus il attribua à l’un de ces deux éléments la cause du bien, à l’autre la cause du mal, de la même manière que l’ont fait dans leurs recherches quelques-uns des philosophes précédents, comme Empédocle et Anaxagore. Chapitre 6 Nous, venons de voir, brièvement et sommairement, il est vrai, quels sont ceux qui se sont occupés des principes et de la vérité, et comment ils l’ont fait cette revue rapide n’a pas laissé de nous faire reconnaÃtre, que de tous les philosophes qui ont traité de principe et de cause, pas un n’est sorti de la classification que nous avons établie dans la Physique, et que tous plus ou moins nettement l’ont entrevue. Les uns considèrent le principe sous le point de vue de la matière, soit qu’ils lui attribuent l’unité ou la pluralité, soit qu’ils le supposent corporel ou incorporel ; tels sont le grand et le petit de Platon, l’infini de l’école italique ; le feu, la terre, l’eau et l’air d’Empédocle ; l’infinité des homéoméries d’Anaxagore. Tous ont évidemment touché cet ordre de causes, et de même ceux qui ont choisi l’air, le feu ou l’eau, ou un élément plus dense que le feu et plus délié que l’air ; car telle est la nature que quelques-uns ont donnée à l’élément premier. Ceux-là donc n’ont atteint que le principe de la matière, quelques autres le principe du mouvement, comme ceux par exemple qui font un principe de l’amitié ou de la discorde, de l’intelligence ou de l’amour. Quant à la forme et à l’essence, nul n’en a traité clairement, mais ceux qui l’ont fait le mieux sont les partisans des idées. [988b] En effet, ils ne regardent pas les idées et les principes des idées, comme la matière des choses sensibles, ni comme le principe d’où leur vient le mouvement car ce seraient plutôt, selon eux, des causes d’immobilité et de repos ; mais c’est l’essence que les idées fournissent à chaque chose, comme l’unité la fournit aux idées. Quant à la fin en vue de laquelle se font les actes, les changements et les mouvements, ils mentionnent bien en quelque manière ce principe, mais ils ne le font pas dans cet esprit, ni dans le vrai sens de la chose ; car ceux qui mettent en avant l’intelligence et l’amitié, posent bien ces principes, comme quelque chose de bon, mais non comme un but en vue duquel tout être est ou devient ; ce sont plutôt des causes d’où leur vient le mouvement. Il eu est de même de ceux qui prétendent que l’unité ou l’être est cette même nature ; ils disent qu’elle est la cause de l’essence, mais ils ne disent pas qu’elle est la fin pour laquelle les choses sont et deviennent. De sorte qu’il leur arrive en quelque façon de parler à la fois et de ne pas parler du principe du bien ; car ils n’en parlent pas d’une manière spéciale, mais seulement par accident. Ainsi, que le nombre et la nature des causes ait été déterminé par nous avec exactitude, c’est ce que semblent témoigner tous ces philosophes dans l’impossibilité où ils sont d’indiquer aucun autre principe. Outre cela, il est clair qu’il faut, dans la recherche des principes, ou les considérer tous comme nous l’avons fait, ou adopter les vues de quelques-uns de ces philosophes. Exposons d’abord les difficultés que soulèvent les doctrines de nos devanciers et la question de la nature même des principes. Chapitre 7 Tous ceux qui ont prétendu que l’univers est un, et qui, dominés par le point de vue de la matière, ont voulu qu’il y ait une seule et même nature, et une nature corporelle et étendue, ceux-là sans contredit se trompent de plusieurs manières ; car ainsi, ils posent seulement les éléments des corps et non ceux des choses incorporelles, quoiqu’il existe de telles choses. Puis, quoiqu’ils entreprennent de dire les causes de la génération et de la corruption, et d’expliquer la formation des choses, ils suppriment le principe du mouvement. Ajoutez qu’ils ne font pas un principe de l’essence et de la forme ; et aussi, qu’ils donnent sans difficulté aux corps simples, à l’exception de la terre, un principe quelconque, sans avoir examiné comment ces corps peuvent naÃtre les uns des autres ; je parle du feu, de la terre, de l’eau et de l’air, lesquels naissent, en effet, les uns des autres, soit par réunion, soit par séparation. Or, cette distinction importe beaucoup pour la question de l’antériorité et de la postériorité des éléments. D’un côté, le plus élémentaire de tous semblerait être celui d’où naissent primitivement tous les autres par voie de réunion ; et ce caractère appartiendrait à celui des corps dont les parties seraient les plus petites et les plus déliées. C’est pourquoi tous ceux qui posent comme principe le feu, se prononceraient de la manière la plus conforme à cette vue. Tel est aussi le caractère que tous les autres s’accordent à assigner à l’élément des corps. Aussi, aucun philosophe, d’une époque plus récente, qui admet un seul élément, n’a jugé convenable de choisir la terre, sans doute à cause de la grandeur de ses parties, tandis que chacun des trois autres éléments a eu son partisan les uns se déclarent pour le feu, les autres pour l’eau, les autres pour l’air ; et pourtant pourquoi n’admettent-ils pas aussi bien la terre, comme font la plupart des hommes qui disent que tout est terre ? Hésiode lui-même dit que la terre est le premier des corps ; tellement ancienne et populaire se trouve être cette opinion. Dans ce point de vue, ni ceux qui adoptent à l’exclusion du feu un des éléments déjà nommés, ni ceux qui prennent un élément plus dense que l’air et plus délié que l’eau, n’auraient raison ; mais si ce qui est postérieur dans l’ordre de formation est antérieur dans l’ordre de la nature, et que, dans l’ordre de formation, le composé soit postérieur, l’eau sera tout au contraire antérieure à l’air et la terre à l’eau. Nous nous bornerons à cette observation sur ceux qui admettent un principe unique tel que nous l’avons énoncé. Il y en aurait autant à dire de ceux qui admettent plusieurs principes pareils, comme Empédocle qui dit qu’il y a quatre corps, matière des choses ; car sa doctrine donne lieu d’abord aux mêmes critiques, puis à quelques observations particulières. Nous voyons, en effet, ces éléments naÃtre les uns des autres, de sorte que le feu et la terre ne demeurent jamais le même corps nous avons traité de ce sujet dans la Physique. [989b] Quant à la cause qui fait mouvoir les choses, et à la question de savoir si elle est une ou double, on doit penser qu’Empédocle ne s’est prononcé ni tout-à -fait convenablement, ni d’une manière tout-à -fait déraisonnable. En somme, quand on admet sou système, on est forcé de rejeter tout changement, car le froid ne viendra pas du chaud ni le chaud du froid ; car quel serait le sujet qui éprouverait ces modifications contraires, et quelle serait la nature unique qui deviendrait feu et eau ? C’est ce qu’il ne dit pas. Pour Anaxagore, si on pense qu’il reconnaÃt deux éléments, on le pense d’après des raisons qu’il n’a pas lui-même clairement articulées, mais auxquelles il aurait été obligé de se rendre, si on les lui eût présentées. En effet, s’il est absurde de dire qu’à l’origine tout était mêlé, pour plusieurs motifs – entre autres parce qu’il faut que les éléments du mélange aient existé d’abord séparés et il n’est pas dans la nature des choses qu’un élément, quel qu’il soit, se mêle avec tout autre, quel qu’il soit. De plus, les qualités et les attributs seraient séparés de leur substance ; car ce qui peut être mêlé peut être séparé. Cependant, quand on vient à approfondir et à développer ce qu’il veut dire, on lui trouvera peut-être un sens peu commun. Car lorsque rien n’était séparé, il est clair qu’on ne pouvait rien affirmer de vrai de cette substance mixte. Par exemple, comme elle n’était ni blanche ni noire, ni d’aucune autre couleur, elle était de nécessité sans couleur ; autrement, elle aurait eu quelqu’une des couleurs que nous pouvons citer. Elle était de même sans saveur, et pour la même raison elle ne possédait aucun attribut de ce genre ; car elle ne pouvait avoir ni qualité ni quantité ni détermination quelconque. Autrement quelqu’une des formes spéciales s’y serait rencontrée, et cela est impossible lorsque tout est mêlé. En effet, pour cela, il y aurait déjà séparation, et Anaxagore dit que tout est mêlé, excepté l’intelligence, qui seule est pure et sans mélange. Il faut donc qu’il reconnaisse pour principes l’unité d’abord ; car c’est bien là ce qui est simple et sans mélange, et d’un autre côté quelque chose, ainsi que nous désignons l’indéfini avant qu’il soit défini et participe d’aucune forme. Ce n’est s’exprimer ni justement, ni clairement ; mais au fond il a voulu dire quelque chose qui se rapproche davantage des doctrines qui ont suivi et de la réalité. Tous ces philosophes ne sont familiers qu’avec ce qui regarde la génération, la corruption et le mouvement, car ils s’occupent à peu près et exclusivement de cet ordre de choses, des principes et des causes qui s’y rapportent. Mais ceux qui étendent leurs recherches à tous les êtres, et qui admettent d’un côté des êtres sensibles, de l’autre des êtres qui ne tombent pas sous les sens, ceux-là ont dû naturellement faire l’étude de l’une et de l’autre de ces deux classes d’êtres ; et c’est pourquoi il faut s’arrêter davantage sur ces philosophes pour savoir ce qu’ils disent de bon ou de mauvais qui puisse éclairer nos recherches. Ceux qu’on appelle pythagoriciens font jouer aux principes et aux éléments un rôle bien plus étrange que les physiciens ; la raison en est qu’ils ne les ont pas empruntés aux choses sensibles. Les êtres mathématiques sont sans mouvement, à l’exception de ceux dont s’occupe l’astronomie ; et cependant les pythagoriciens ne dissertent et ne font de système que sur la physique. Ils engendrent le ciel, [990a] ils observent ce qui arrive dans toutes ses parties, dans leurs rapports, dans leurs mouvements, et ils épuisent à cela leurs causes et leurs principes, comme s’ils convenaient avec les physiciens que l’être est tout ce qui est sensible, et tout ce qu’embrasse ce qu’or appelle le ciel. Or, les causes et les principes qu’ils reconnaissent sont bons pour s’élever, comme nous l’avons dit, à ce qu’il y a de supérieur dans les êtres, et conviennent plus à cet objet qu’à l’explication des choses naturelles. Puis, comment pourra-t-il y avoir du mouvement, si on ne suppose d’autres sujets que le fini et l’infini, le pair et l’impair ? Ils ne le disent nullement ; ou comment est-il possible que sans mouvement ni changement, il y ait génération et corruption, et toutes les révolutions des corps célestes ? Ensuite, en supposant qu’on leur accorde ou qu’il soit démontré que de leurs principes on tire l’étendue, comment alors même rendront-ils compte de la légèreté et de la pesanteur ? Car d’après leurs principes et leur prétention même, ils ne traitent pas moins des corps sensibles que des corps mathématiques. Aussi n’ont-ils rien dit de bon sur le feu, la terre et les autres choses semblables, et cela, parce qu’ils n’ont rien dit, je pense, qui convienne proprement aux choses sensibles. De plus, comment faut-il entendre que le nombre et les modifications du nombre sont la cause des êtres qui existent et qui naissent dans le monde, depuis l’origine jusqu’à présent, tandis que d’autre part il n’y a aucun autre nombre hors celui dont le monde est formé ? En effet, lorsque pour eux, l’opinion et le sens sont dans une certaine partie du ciel, et un peu plus haut ou un peu plus bas l’injustice et la séparation ou le mélange, attendu, selon eux, que chacune de ces choses est un nombre, et lorsque déjà dans ce même espace se trouvent rassemblées une multitude de grandeurs, parce que ces grandeurs sont attachées chacune à un lieu, alors le nombre qu’il faut regarder comme étant chacune de ces choses, est-il le même que celui qui est dans le ciel, ou un autre outre celui-là ? Platon dit que c’est un autre nombre ; et pourtant lui aussi pense que les choses sensibles et les causes de ces choses sont des nombres ; mais pour lui les nombres qui sont causes, sont intelligibles, et les autres sont des nombres sensibles. Chapitre 8 Laissons maintenant les Pythagoriciens ; [990b] ce que nous en avons dit, suffira. Quant à ceux qui posent pour principes les idées, d’abord, en cherchant à saisir les principes des êtres que nous voyons, ils en ont introduit d’autres en nombre égal à celui des premiers, comme si quelqu’un voulant compter des objets, et ne pouvant le faire, alors même qu’ils sont en assez petit nombre, s’avisait de les multiplier pour les compter. Les idées sont presque en aussi grand nombre que les choses pour l’explication desquelles on a eu recours aux idées. Chaque chose individuelle se trouve avoir un homonyme, non seulement les existences individuelles, mais toutes celles où l’unité est dans la pluralité, et cela pour les choses de ce monde et pour les choses éternelles. En second lieu, de tous les arguments dont on se sert pour établir l’existence des idées, aucun ne la démontre la conclusion qu’on tire des uns n’est pas rigoureuse, et d’après les autres, il y aurait des idées là même où les Platoniciens n’en admettent pas. Ainsi d’après les considérations puisées dans la nature de la science, il y aura des idées de toutes les choses dont il y a science ; et d’après l’argument qui se tire de l’unité impliquée dans toute pluralité, il y aura des idées des négations mêmes ; et par ce motif qu’on pense aux choses qui ont péri, il y en aura des choses qui ne sont plus car nous nous en formons quelque image. En outre, on est conduit, en raisonnant rigoureusement, à supposer des idées pour le relatif dont on ne prétend pourtant pas qu’il forme par lui-même un genre à part, ou bien à l’hypothèse du troisième homme. Enfin, les raisonnements qu’on fait sur les idées renversent ce que les partisans des idées ont plus à cÅ“ur que l’existence même des idées car il arrive que ce n’est plus la dyade qui est avant le nombre, mais le nombre qui est avant la dyade, que le relatif est antérieur à l’absolu, et toutes les conséquences en contradiction avec leurs propres principes, auxquelles ont été poussés certains partisans de la doctrine des idées. De plus, dans l’hypothèse sur laquelle on établit l’existence des idées, il y aura des idées non seulement pour les substances, mais aussi pour beaucoup d’autres choses car ce ne sont pas les substances seules, mais les autres choses aussi que nous concevons sous la raison de l’unité, et toutes les sciences né portent pas seulement sur l’essence, mais sur d’autres choses encore ; et il y a mille autres difficultés de ce genre. Mais de toute nécessité, ainsi que d’après les opinions établies sur les idées, si les idées sont quelque chose dont participent les êtres, il ne peut y avoir d’idées que des essences car ce n’est pas par l’accident qu’il peut y avoir participation des idées ; c’est par son côté substantiel que chaque chose doit participer d’elles. Par exemple si une chose participe du double en soi, elle participe de l’éternité, mais selon l’accident car ce n’est que par accident que le double est éternel ; en sorte que les idées seront l’essence, et que dans le monde sensible et au-dessus elles désigneront l’essence ; ou sinon, que signifiera-t-il de dire qu’il doit y avoir quelque chose de plus que les choses particulières, à savoir, l’unité dans la pluralité ? Si les idées et les choses qui en participent, sont du même genre, il y aura entre elles quelque chose de commun car pourquoi y aurait-il dans les dualités périssables et les dualités multiples, mais éternelles, une dualité une et identique, plutôt que dans la dualité idéale et dans telle ou telle dualité déterminée ? Si, au contraire, elles ne sont pas du même genre, il n’y aura entre elles que le nom de commun, et ce sera comme si on donnait le nom d’homme à Callias et à un morceau de bois, sans avoir vu entre eux aucun rapport. La plus grande difficulté, c’est de savoir ce que font les idées aux choses sensibles, soit à celles qui sont éternelles, soit à celles qui naissent et qui périssent car elles ne sont causes pour elles ni d’aucun mouvement, ni d’aucun changement. D’autre part, elles ne servent en rien à la connaissance des choses, puisqu’elles n’en sont point l’essence car alors elles seraient en elles ; elles ne les font pas être non plus, puisqu’elles ne résident pas dans les choses qui participent d’elles. A moins qu’on ne dise peut-être qu’elles sont causes, comme serait, par exemple, la blancheur cause de l’objet blanc, en se mêlant à lui ; mais il n’y a rien de solide dans cette opinion qu’Anaxagore le premier, et après lui Eudoxe et quelques autres, ont mise en avant ; et il est facile de rassembler contre une pareille hypothèse une foule de difficultés insolubles. Ainsi les choses ne sauraient venir des idées, dans aucun des cas dans lesquels, on a coutume de l’entendre. Dire que ce sont des exemplaires et que les autres choses en participent, c’est prononcer de vains mots et faire des métaphores poétiques ; car, qu’est-ce qui produit jamais quelque chose en vue des idées ? De plus, il se peut qu’il existe ou qu’il naisse une chose semblable à une autre, sans avoir été modelée sur elle ; et, par exemple, que Socrate existe ou n’existe pas, il pourrait naÃtre un personnage tel que Socrate. D’un autre côté, il est également vrai que, en admettant un Socrate éternel, il faudra qu’il y ait plusieurs exemplaires et par conséquent plusieurs idées de la même chose ; de l’homme, par exemple, il y aurait l’animal, le bipède, tout aussi bien que l’homme en soi. Il faut en outre qu’il y ait des idées exemplaires non seulement pour des choses sensibles, mais encore pour les idées elles-mêmes, comme le genre en tant que comprenant des espèces ; de sorte que la même chose sera à la fois exemplaire et copie. De plus, il semble impossible que l’essence soit séparée de la chose dont elle est l’essence si cela est, comment les idées qui sont les essences des choses, en seraient-elles séparées ? Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont les Idées. Pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participants ne sont pas engendrés sans l’intervention de la cause motrice. Et comme beaucoup d’autres objets sont produits, par exemple une maison et un anneau, dont nous disons qu’il n’y a pas d’Idées, il en résulte qu’il est évidemment possible, pour les autres choses aussi, d’exister et de devenir par des causes analogues à celles des objets dont nous parlons. Maintenant, si les idées sont des nombres, comment ces nombres seront-ils causes ? Sera-ce parce que les êtres sont d’autres nombres, et que tel nombre par exemple est l’homme, tel autre Socrate, tel autre Callias ? Mais en quoi ceux-là sont-ils causes de ceux-ci ? Car, que les uns soient éternels, les autres non, cela n’y fera rien. Si c’est parce que les choses sensibles sont des rapports de nombres, comme est par exemple une harmonie, il est évident qu’il y a quelque chose qui est le sujet de ces rapports ; et si ce quelque chose existe, savoir la matière, il est clair qu’à leur tour les nombres eux-mêmes seront des rapports de choses différentes. Par exemple, si Callias est une proportion en nombres de feu, de terre, d’eau et d’air, cela supposera des sujets particuliers, distincts de la proportion elle-même ; et l’idée nombre, l’homme en soi, que ce soit un nombre ou non, n’en sera pas moins une proportion de nombres qui suppose des sujets particuliers et non pas un pur nombre, et on n’en peut tirer non plus aucun nombre particulier. Ensuite, de la réunion de plusieurs nombres, résulte un nombre unique ; comment de plusieurs idées fera-t-on une seule idée ? Si on prétend que la somme n’est pas formée de la réunion des idées elles-mêmes, mais des éléments individuels compris sous les idées, comme est par exemple une myriade, comment sont les unités qui composent cette somme ? Si elles sont de même espèce, il s’ensuivra beaucoup de choses absurdes ; si d’espèce diverse, elles ne seront ni les mêmes, ni différentes ; car en quoi différeraient-elles, puisqu’elles n’ont pas de qualités ? Toutes ces choses ne sont ni raisonnables ni conformes au bon sens. Et puis, il est nécessaire d’introduire un autre genre de nombre qui soit l’objet de l’arithmétique, et de ce que plusieurs appellent les choses intermédiaires ; autrement de quels principes viendront ces choses ? Pourquoi doit-il y avoir des intermédiaires entre le monde sensible et les Idées ? De plus, les unités, dans la Dyade indéfinie, viendront chacune d’une dyade antérieure, ce qui est pourtant impossible. En outre, comment [992a] expliquer que le Nombre idéal, composé d’unités, soit une unités ? Ce n’est pas tout. Si les unités sont différentes entre elles, on devrait parler comme ceux qui admettent deux ou quatre éléments, tous entendant par là , non un élément commun, le Corps en général, par exemple, mais le Feu ou la Terre, que le Corps soit, ou non, quelque chose de commun. Mais, en réalité, les platoniciens s’expriment comme si l’Un en soi était, à la façon du Feu ou de l’Eau, une sorte d’élément homéomère. S’il en est ainsi, les Nombres ne seront pas des substances, mais il est clair que, si l’Un en soi existe, et qu’il soit principe, l’Un ne recevra qu’une diversité de dénomination, autrement il y aurait là une impossibilité. Dans le but de ramener les choses aux principes de cette théorie, on compose les longueurs du long et du court, c’est-à -dire d’une certaine espèce de grand et de petit, la surface du large et de l’étroit, le corps du profond et de son contraire. Or, comment le plan pourra-t-il contenir la ligne, ou le solide la ligne et le plan ? Car le large et l’étroit sont une espèce différente du profond et de son contraire. De même donc que le nombre ne se trouve pas dans ces choses, parce que ses principes, le plus ou le moins, sont distincts de ceux que nous venons de nommer, il est clair que de ces diverses espèces, celles qui sont supérieures, ne pourront se trouver dans les inférieures. Et il ne faut pas dire que le profond soit une espèce du large ; car alors, le corps serait une sorte de plan. Et les points, d’où viendront-ils ? Platon combattait l’existence du point, comme étant une pure conception géométrique ; d’autre part, il l’appelait le principe de la ligne, il en a fait souvent des lignes indivisibles. Pourtant, il faut que ces lignes aient une limite ; de sorte que par la même raison que la ligne existe, le point existe aussi. Enfin, quand il appartient à la philosophie de rechercher la cause des phénomènes, c’est cela même que l’on néglige car on ne dit rien de la cause qui est le principe du changement ; et on s’imagine expliquer l’essence des choses sensibles, en posant d’autres essences ; mais comment celles-ci sont-elles les essences de celles-là ? C’est sur quoi on ne se paie que de mots, car participer, comme nous l’avons déjà dit, ne signifie rien. Et ce principe que nous regardons comme la fin des sciences, en vue duquel agit toute intelligence et tout être ; ce principe que nous avons rangé parmi les principes premiers, les idées ne l’atteignent nullement. Mais, les Mathématiques sont devenues, pour les modernes, toute la Philosophie, quoiqu’ils disent qu’on ne devrait les cultiver [992b] qu’en vue du reste. De plus, cette dyade, dont ils font la matière des choses, on pourrait bien la regarder comme une matière purement mathématique, comme un attribut et une différence de ce qui est et de la matière, plutôt que comme la matière même c’est comme ce que les physiciens appellent le rare et le dense, ne désignant par là que les différences premières du sujet ; car tout cela n’est autre chose qu’une sorte de plus et de moins. Quant à ce qui est du mouvement, si le grand et le petit renferment le mouvement, il est clair que les idées seront en mouvement sinon, d’où est-il venu ? C’en est assez pour supprimer d’un seul coup toute étude de la nature. Il eût paru facile à cette doctrine de démontrer que tout est un ; mais elle n’y parvient pas, car, des raisons qu’on expose, il ne résulte pas que toutes choses soient l’unité, mais seulement qu’il y a une certaine unité existante, et il reste à accorder qu’elle soit tout or cela, on ne le peut, qu’en accordant l’existence du genre universel, ce qui est impossible pour certaines choses. Pour les choses qui viennent après les nombres, à savoir, les longueurs, les surfaces et les solides, on n’en rend pas raison, on n’explique ni comment elles sont et deviennent, ni si elles ont quelque vertu. Il est impossible que ce soient des idées ; car ce ne sont pas des nombres, ni des choses intermédiaires, car ces dernières sont les choses mathématiques, ni enfin des choses périssables ; mais il est évident qu’elles constituent une quatrième classe d’êtres. Enfin, rechercher les éléments des êtres sans les distinguer, lorsque leurs dénominations les distinguent de tant de manières, c’est se mettre dans l’impossibilité de les trouver, surtout si on pose la question de cette manière Quels sont les éléments des êtres ? Car de quels éléments viennent l’action ou la passion ou la direction rectiligne, c’est ce qu’on ne peut certainement pas saisir ; on ne le peut que pour les substances ; de sorte que rechercher les éléments de tous les êtres ou s’imaginer qu’on les connaÃt, est une chimère. Et puis, comment pourra-t-on apprendre quels sont les éléments de toutes choses ? Évidemment, il est impossible alors qu’on ne possède aucune connaissance préalable ; car quand on apprend la géométrie, on a des connaissances préalables, sans qu’on sache d’avance rien de ce que renferme la géométrie et de ce qu’il s’agit d’apprendre ; et il en est ainsi de tout le reste ; si donc il y a une science de toutes choses, comme quelques-uns le prétendent, il n’y a plus de connaissance préalable. Cependant, toute science, aussi bien celle qui procède par démonstration que celle q ni procède par définitions, ne s’acquiert qu’à l’aide de connaissances préalables, totales ou particulières ; car toute définition suppose des données connues d’avance ; et il en est de même de la science par induction. Mais, d’un autre côté, si la science se trouvait actuellement innée, il serait étonnant [993a] qu’à notre insu nous possédions en nous la plus haute des sciences. Et puis, comment connaÃtra-t-on les éléments de toutes choses et comment arrivera-t-on à une certitude démonstrative ? Car cela est sujet à difficulté ; et on pourrait douter sur ce point comme on doute au sujet de certaines syllabes les uns disent, en effet, que la syllabe ZA est composée des trois lettres S, D et A ; les autres prétendent que c’est un autre son, différent de tous ceux que nous connaissons. Enfin, les choses qui tombent sous la sensation, comment celui qui est dépourvu de la faculté de sentir, pourra-t-il les connaÃtre ? Pourtant, il le faudrait si les idées sont les éléments dont se composent toutes choses, comme des sons composés viennent tous des sons élémentaires. Chapitre 9 Ainsi donc, il résulte clairement de tout ce que nous avons dit jusqu’ici les recherches de tous les philosophes se rapportent aux quatre principes déterminés par nous dans la Physique, et qu’en dehors de ceux-là il n’y en a pas d’autre. Mais ces recherches ont été faites sans précision ; et si, en un sens, on a parlé avant nous de tous les principes, on peut dire en un autre qu’il n’en a pas été parlé car la philosophie primitive, jeune et faible encore, semble bégayer sur toutes choses. Par exemple, lorsque Empédocle dit que ce qui fait l’os c’est la proportion, il désigne par là la forme et l’essence de la chose ; mais il faut aussi que ce principe rende raison de la chair et de toutes les autres choses, ou de rien ; c’est donc par la proportion que la chair et l’os et toutes les autres choses existeront, et non pas par la matière, laquelle est selon lui feu, terre et eau. Qu’un autre eût dit cela, Empédocle en serait nécessairement convenu ; mais il ne s’est pas expliqué clairement. L’insuffisance des recherches de nos devanciers a été assez montrée. Maintenant, reprenons les difficultés qui peuvent s’élever sur le sujet, lui-même ; leur solution nous conduira peut-être à celle des difficultés qui se présenteront ensuite. Livre 2 Chapitre 1 La science qui a pour objet la vérité, est difficile sous un point de vue et facile sous un autre. Ce qui le prouve, c’est qu’il est impossible d’atteindre complètement la vérité, et que tous la manquent complètement. [993b] Pourtant, chaque philosophe explique quelque secret de la nature. Ce que chacun en particulier ajoute à la connaissance de la vérité n’est rien sans doute ou n’est que peu de chose ; mais la réunion de toutes les idées présente d’importants résultats. De sorte qu’il en est ici, ce nous semble, comme de ce que nous disons dans le proverbe Qui ne mettrait pas la flèche dans une porte ? Considérée ainsi, cette science est chose facile. Mais l’impossibilité d’une possession complète de la vérité dans son ensemble et dans ses parties, montre tout ce qu’il y a de difficile dans la recherche dont il s’agit. Cette difficulté est double. Toutefois, elle a peut-être sa cause non pas dans les choses, mais dans nous-mêmes. En effet, de même que les yeux des chauves-souris sont offusqués par la lumière du jour, de même l’intelligence de notre âme est offusquée par les choses qui portent en elles la plus éclatante évidence. Il est donc juste d’avoir de la reconnaissance non-seulement pour ceux dont on partage les opinions, mais pour ceux-là mêmes qui ont traité les questions d’une manière un peu superficielle ; car eux aussi ont contribué pour leur part. Ce sont eux qui ont préparé par leurs travaux l’état actuel de la science. Si Timothée n’avait point existé, nous n’aurions pas toutes ces belles mélodies ; mais s’il n’y avait point eu de Phrynes, il n’eût point existé de Timothée. Il en est de même de ceux qui ont exposé leurs idées sur la vérité. Nous avons adopté quelques-unes des opinions de plusieurs philosophes ; les autres philosophes ont été causes de l’existence de ceux-là . Enfin c’est à juste titre qu’on nomme la philosophie, la science théorétique de la vérité. En effet, la fin de la spéculation, c’est la vérité ; celle de la pratique, c’est l’œuvre ; et les praticiens, quand ils considèrent le comment des choses, n’examinent pas la cause pour elle-même, mais en vue d’un but particulier, d’un intérêt présent. Or, nous ne savons pas le vrai si nous ne savons la cause. De plus, une chose est vraie par excellence, quand c’est à elle que les autres choses empruntent ce qu’elles ont en elles de vérité ; et, de même que le feu est le chaud par excellence, parce qu’il est la cause de la chaleur des autres êtres ; de même la chose qui est la cause de la vérité dans les êtres qui dérivent de cette chose est aussi la vérité par excellence. C’est pourquoi les principes des êtres éternels sont nécessairement l’éternelle vérité. Car, ce n’est pas dans telle circonstance seulement qu’ils sont vrais ; et il n’y a rien qui soit la cause de leur vérité ; ce sont eux au contraire qui sont causes de la vérité des autres choses. En sorte que tel est le rang de chaque chose dans l’ordre de l’être, tel est son rang dans l’ordre de la vérité. Chapitre 2 [994a] Il est évident qu’il y a un premier principe, et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d’espèces de causes. Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, sans que cela s’arrête. De même pour le principe du mouvement on ne dira pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini. De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d’une autre. De même enfin pour la cause essentielle. Toute chose intermédiaire est précédée et suivie d’autre chose, et ce qui précède est nécessairement cause de ce qui suit. Si l’on nous demandait laquelle d’une série de trois choses est la cause, nous dirions que c’est la première. Car ce n’est point la dernière ce qui est à la fin n’est cause de rien. Ce n’est point non plus l’intermédiaire elle n’est cause que d’une seule chose. Peu importe ensuite que ce qui est intermédiaire soit un ou plusieurs, infini ou fini. Car toutes les parties de cette infinité de causes, et, en général, toutes les parties de l’infini, si vous partez du fait actuel pour remonter de cause en cause, ne sont également que des intermédiaires. De sorte que si rien n’est premier, il n’y a absolument pas de cause. Mais s’il faut, en remontant, arriver à un principe, on ne peut pas non plus, en descendant, aller à l’infini, et dire, par exemple, que le feu produit l’eau, l’eau la terre, et que la chaÃne de la production des êtres se continue ainsi sans cesse et sans fin. En effet, ceci succède à cela, signifie deux choses ; ou bien une succession simple Après les jeux Isthmiques, les jeux Olympiens ; ou bien un rapport d’un autre genre L’homme, par l’effet d’un changement, vient de l’enfant, l’air de l’eau. Et voici dans quel sens nous entendons que l’homme vient de l’enfant ; c’est dans le sens où nous disons que ce qui est devenu a été produit par ce qui devenait, ou bien que ce qui est parfait a été produit par l’être qui se perfectionnait ; car, de même que entre l’être et le non-être il y a toujours le devenir, de même aussi entre ce qui n’était pas et ce qui est, il y a ce qui devient. Ainsi, celui qui étudie devient savant, et c’est ce qu’on entend en disant que d’apprenant qu’on était on devient instruit. Quant à cet autre exemple L’air vient de l’eau ; là , il y a l’un des deux éléments qui périt dans la production de l’autre. Aussi, dans le premier cas n’y a-t-il point de retour de ce qui est produit à ce qui a produit [994b] d’homme on ne devient pas enfant ; car ce qui est produit ne l’est pas par la production même, mais vient après la production. De même pour la succession simple le jour vient de l’aurore, uniquement parce qu’il lui succède ; mais par cela même l’aurore ne vient pas du jour. Dans l’autre espèce de production, au contraire, il y a retour de l’un des éléments à l’autre. Mais dans les deux cas il est impossible d’aller à l’infini. Dans le premier, il faut que les intermédiaires aient une fin ; dans le dernier il y a retour perpétuel d’un élément à l’autre, car la destruction de l’un est la production de l’autre. Et puis, il est impossible que l’élément premier, s’il est éternel, périsse comme il le faudrait alors. Car, puisque, en remontant de cause en cause, la chaÃne de la production n’est pas infinie, il faut nécessairement que l’élément premier qui, en périssant, a produit quelque chose, ne soit pas éternel. Or, cela est impossible. Ce n’est pas tout la cause finale est une fin. Par cause finale on entend ce qui ne se fait pas en vue d’autre chose, mais au contraire ce en vue de quoi autre chose se fait. De sorte que s’il y a ainsi quelque chose qui soit le dernier terme, il n’y aura pas de production infinie s’il n’y a rien de tel, il n’y a point de cause finale. Ceux qui admettent ainsi la production à l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien. Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait l’acte d’un insensé. L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit. Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaÃtre, avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible. Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne s’arrête pas dans ses divisions la pensée a besoin de points d’arrêt. Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement. Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l’infini n’est pas l’infini. Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie. Chapitre 3 Les auditeurs sont soumis à l’influence de l’habitude. Nous aimons qu’on se serve d’un langage conforme à celui qui nous est familier. Sans cela, les choses ne paraissent plus ce qu’elles nous paraissaient ; il nous semble, par ce qu’elles ont d’inaccoutumé, que nous les connaissons moins, et qu’elles nous sont plus étrangères. Ce qui nous est habituel nous est, en effet, mieux connu. Une chose qui montre bien quelle est la force de l’habitude, ce sont les lois, où des fables et [995a] des puérilités ont plus de puissance, par l’effet de l’habitude, que n’en aurait la vérité même. Il est des hommes qui n’admettent d’autres démonstrations que celles des mathématiques ; d’autres ne veulent que des exemples ; d’autres ne trouvent pas mauvais qu’on invoque le témoignage d’un poète. Il en est enfin qui demandent que tout soit rigoureusement démontré ; tandis que d’autres trouvent cette rigueur insupportable, ou bien parce qu’ils ne peuvent suivre la chaÃne des démonstrations, ou bien parce qu’ils pensent que c’est se perdre dans des futilités. Il y a, en effet, quelque chose de cela dans l’affectation de la rigueur. Aussi quelques-uns la regardent-ils comme indigne d’un homme libre, non-seulement dans la conversation, mais même dans la discussion philosophique. Il faut donc que nous apprenions avant tout quelle sorte de démonstration convient à chaque objet particulier ; car il serait absurde de mêler ensemble et la recherche de la science, et celle de sa méthode deux choses dont l’acquisition présente de grandes difficultés. On ne doit pas exiger en tout la rigueur mathématique, mais seulement quand il s’agit d’objets immatériels. Aussi la méthode mathématique n’est-elle pas celle des physiciens ; car la matière est probablement le fond de toute la nature. Ils ont à examiner d’abord ce que c’est que la nature. De cette manière, en effet, ils verront clairement quel est l’objet de la physique, et si l’étude des causes et des principes de la nature est le partage d’une science unique ou de plusieurs sciences. Livre 3 Chapitre 1 Il est nécessaire, dans l’intérêt de la science que nous cherchons, de commencer par exposer les difficultés que nous avons à résoudre dès l’abord. Ces difficultés, ce sont, outre les opinions contradictoires des divers philosophes sur les mêmes sujets, tous les points obscurs qu’ils peuvent avoir négligé d’éclaircir si l’on veut arriver à une solution vraie, il est utile de se bien poser d’abord ces difficultés. Car la solution vraie à laquelle on parvient ensuite, n’est autre chose que l’éclaircissement de ces difficultés or, il est impossible de délier un nÅ“ud si l’on ne sait pas la manière de s’y prendre. Ceci est évident surtout pour les difficultés, les doutes de la pensée. Douter, pour elle, c’est être dans l’état de l’homme enchaÃné pas plus que lui elle ne peut aller en avant. Il nous faut donc commencer par examiner toutes les difficultés, et pour ces motifs, et aussi parce que chercher sans se les être posées d’abord, c’est ressembler à ceux qui marchent sans savoir vers quel but il faut marcher, c’est s’exposer même à ne point reconnaÃtre si l’on a découvert ou non ce que l’on cherchait. En effet, on n’a point alors de but marqué le but est marqué au contraire pour celui qui a commencé par se les bien poser. Enfin, on doit nécessairement être mieux à même de juger, quand on a entendu, comme parties adverses en quelque sorte, toutes les raisons opposées. La première difficulté est celle que nous nous sommes déjà proposée dans l’introduction. L’étude des causes appartient-elle à une seule science, ou à plusieurs, et la science doit-elle s’occuper seulement des premiers principes des êtres, ou bien doit-elle embrasser aussi les principes généraux de la démonstration, tels que celui-ci Est-il possible, ou non, d’affirmer et de nier en même temps une seule et même chose ? Et tous les autres principes de ce genre ? Et si elle ne s’occupe que des principes des êtres, y a-t-il une seule science ou plusieurs pour tous ces principes ? Et s’il y en a plusieurs, y a-t-il entre toutes quelque affinité, on bien les unes doivent-elles être considérées comme des philosophies, les autres non ? Il est nécessaire encore de rechercher si l’on ne doit reconnaÃtre que des substances sensibles, ou s’il y en a d’autres en dehors de celles-là . Y a-t-il une seule espèce de substance, ou bien y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, et les substances mathématiques intermédiaires entre les idées et les objets sensibles. Ce sont là , disons-nous, des difficultés qu’il faut examiner, et encore celle-ci Notre étude n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien s’étend-elle aussi aux accidents essentiels des substances ? Ensuite, à quelle science appartient-il de s’occuper de l’identité et de l’hétérogénéité, de la similitude et de la dissimilitude, de l’identité et de la contrariété, de l’antériorité et de la postériorité, et des autres principes de ce genre à l’usage des Dialecticiens, lesquels ne raisonnent que sur le vraisemblable ? Ensuite, quels sont les accidents propres de chacune de ces choses ? Il ne faut pas seulement rechercher ce qu’est chacune d’elles, mais encore si elles sont opposées les unes aux autres. Sont-ce les genres qui sont les principes et les éléments ; sont-ce les parties intrinsèques de chaque être ? Et si ce sont les genres, sont-ce les plus rapprochés des individus, ou bien les genres les plus élevés ? Est-ce l’animal, par exemple, ou bien l’homme, qui est principe ; et le genre l’est-il plutôt que l’individu ? Une autre question non moins digne d’être étudiée et approfondie est celle-ci y a-t-il ou non, en dehors de la substance, quelque chose qui soit cause en soi ? Ce quelque chose en est-il ou non indépendant ; est-il un ou multiple ? Est-il ou non en dehors de l’ensemble et par l’ensemble j’entends ici la substance avec sel attributs ? En dehors de quelques individus et non des autres ; et quels sont alors les êtres en dehors desquels il existe ? Ensuite, les principes soit formels soit substantiels, sont-ils numériquement distincts ou réductibles à des genres ? [996a] Les principes des êtres périssables et ceux des êtres impérissables sont-ils les mêmes ou différents ; sont-ils tous impérissables, ou bien les principes des êtres périssables sont-ils périssables ? De plus, et c’est là la difficulté la plus grande, la plus embarrassante, l’unité et l’être constituent-ils ou non la substance des êtres, comme le prétendaient les Pythagoriciens et Platon ; ou bien y a-t-il quelque chose qui leur serve de sujet, de substance, comme l’Amitié d’Empédocle, le feu, l’eau, l’air de tel ou tel autre philosophe ? Les principes sont-ils relatifs au général, ou bien aux choses particulières ? Sont-ils en puissance ou en acte ? Sont-ils en mouvement ou autrement ? Ce sont là de graves difficultés. Ensuite, les nombres, les longueurs, les figures, les points, sont-ils ou non des substances ; et, s’ils sont des substances, sont-ils indépendants des objets sensibles, ou existent-ils dans ces objets ? Sur tous ces points, non seulement il est difficile d’arriver à la vérité par une bonne solution, mais il n’est pas même bien facile de se poser nettement les difficultés. Chapitre 2 D’abord, comme nous nous le sommes demandé en commençant, appartient-il à une seule science ou à plusieurs, d’examiner toutes les espèces de causes ? Mais comment appartiendrait-il à une seule science de connaÃtre des principes qui ne sont pas contraires les uns aux autres ? Et de plus, il y a un grand nombre d’objets où ces principes ne se trouvent pas tous réunis. Comment, par exemple, serait-il possible de rechercher la cause du mouvement ou le principe du bien dans ce qui est immobile ? En effet, tout ce qui est bien en soi et par sa nature est un but, et par cela même une cause, puisque c’est en vue de ce bien que se produisent, qu’existent les autres choses. Un but, ce en vue de quoi, est nécessairement but de quelque action or, il n’y a point d’action sans mouvement ; de sorte que dans les choses immobiles on ne peut admettre ni l’existence de ce principe du mouvement, ni celle du bien en soi. Aussi ne démontre-t-on rien dans les sciences mathématiques au moyen de la cause du mouvement. On ne s’y occupe pas davantage du mieux et du pire ; et même aucun mathématicien ne tient compte de ces principes. C’est pour ce motif que quelques sophistes, Aristippe par exemple, repoussaient ignominieusement les sciences mathématiques. Dans tous les arts, disaient-ils, même dans les arts manuels, dans celui du maçon, du cordonnier, on s’occupe sans cesse du mieux et du pire ; [996b] tandis que les mathématiques ne font jamais mention du bien ni du mal. Mais s’il y a plusieurs sciences des causes, si chacune d’elles s’occupe de principes différents, laquelle de toutes ces sciences sera celle que nous cherchons ; ou, parmi les hommes qui les posséderont, lequel connaÃtra le mieux l’objet de nos recherches ? Il est possible qu’un seul objet réunisse toutes ces espèces de causes. Ainsi, dans une maison, le principe du mouvement, c’est l’art et l’ouvrier ; la cause finale, c’est l’œuvre ; la matière, la terre et les pierres ; le plan est la forme. Il convient donc, d’après la définition que nous avons assignée précédemment à la philosophie, de donner ce nom à chacune des sciences qui s’occupent de ces causes. La science par excellence, celle qui dominera toutes les autres, à laquelle les autres sciences devront céder en esclaves, c’est assurément celle qui s’occupe du but et du bien ; car tout le reste n’existe qu’en vue du bien. Mais la science des causes premières, celle que nous avons définie la science de ce qu’il y a de plus scientifique, ce sera la science de l’essence. On peut, en effet, connaÃtre la même chose de bien des manières ; mais ceux qui connaissent un objet par ce qu’il est, connaissent mieux que ceux qui le connaissent par ce qu’il n’est pas. Parmi les premiers même nous distinguons des degrés de connaissance ceux-là en ont la science la plus parfaite, qui connaissent, non point sa quantité, ses qualités, ses modifications, ses actes, mais son essence. Il en est de même aussi de toutes les choses dont il y a démonstration. Nous croyons en avoir la connaissance lorsque nous savons ce en quoi elles consistent Qu’est-ce, par exemple, que construire un carré équivalent à un rectangle donné ? C’est trouver la moyenne proportionnelle entre les deux côtés du rectangle. Et de même pour tous les autres cas. Pour la production, au contraire, pour l’action, pour toute espèce de changement, nous croyons avoir la science, lorsque nous connaissons le principe du mouvement, lequel est différent de la cause finale, et en est précisément l’opposé. Il paraÃtrait donc d’après cela que ce sont des sciences différentes qui doivent examiner chacune de ces causes. Ce n’est pas tout. Les principes de la démonstration appartiennent-ils à une seule science ou à plusieurs ? C’est encore là une question. J’appelle principe de la démonstration, ces axiomes généraux sur lesquels tout le monde s’appuie pour démontrer ; ceux-ci, par exemple Il faut nécessairement affirmer ou nier une chose ; Une chose ne peut pas être et n’être pas en même temps ; et toutes les autres propositions de ce genre. Hé bien, la science de ces principes est-elle la même que celle de l’essence, ou en diffère-t-elle ? Si elle en diffère, laquelle des deux reconnaÃtrons-nous pour celle que nous cherchons ? Les principes de la démonstration n’appartiennent pas à une seule science, cela est évident pourquoi la géométrie s’arrogerait-elle, plutôt que toute autre science, le droit de traiter de ces principes ? Si donc toute science quelconque a également ce privilège, et si pourtant elles ne peuvent pas toutes en jouir, l’étude des principes ne dépendra pas plus de la science qui connaÃt les essences, que de toute autre. Et puis, comment y aurait-il une science des principes ? Nous connaissons de prime abord ce qu’est chacun d’eux ; aussi tous les arts les emploient-ils comme choses bien connues. Tandis que s’il y avait une science démonstrative des principes, il faudrait admettre l’existence d’un genre commun, objet de cette science ; il faudrait d’un côté les accidents du genre, de l’autre des axiomes, car il est impossible de tout démontrer. Toute démonstration doit partir d’un principe, porter sur un objet, démontrer quelque chose de cet objet. Il s’ensuit que tout ce qui se démontre pourrait se ramener à un genre unique. Et en effet, toutes les sciences démonstratives se servent des axiomes. Or, si la science des axiomes est une autre science que la science de l’essence, laquelle des deux sera la science souveraine, la science première ? Les axiomes sont ce qu’il y a de plus général ; ils sont les principes de toutes choses si donc ils ne font pas partie de la science du philosophe, quel autre sera chargé de vérifier leur vérité ou leur fausseté ? Enfin, y a-t-il une seule science pour toutes les essences, y en a-t-il plusieurs ? S’il y en a plusieurs, de quelle essence traite la science qui nous occupe ? Qu’il n’y ait qu’une science de toutes les essences, c’est ce qui n’est pas probable. Dans ce cas il y aurait une seule science démonstrative de tous les accidents essentiels des êtres, puisque toute science démonstrative soumet au contrôle de principes communs tous les accidents essentiels d’un sujet donné. Il appartient donc à la même science d’examiner d’après des principes communs seulement les accidents essentiels d’un même genre. En effet, une science s’occupe de ce qui est ; une autre science, soit qu’elle se confonde avec la précédente ou s’en distingue, traite des causes de ce qui est. De sorte que ces deux sciences, ou cette science unique, dans le cas où elles n’en font qu’une, s’occuperont elles-mêmes des accidents du genre qui est leur objet. Mais, d’ailleurs, la science n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien porte-t-elle aussi sur leurs accidents ? Par exemple, si nous considérons comme des essences, les solides, les lignes, les plans, la science de ces essences s’occupera-t-elle en même temps des accidents de chaque genre, accidents sur lesquels portent les démonstrations mathématiques, ou bien sera-ce l’objet d’une autre science ? S’il n’y a qu’une science unique, la science de l’essence sera alors une science démonstrative or, l’essence, à ce qu’il semble, ne se démontre pas ; et s’il y a deux sciences différentes, quelle est donc celle qui traitera des accidents de la substance ? C’est une question dont la solution est des plus difficiles. De plus, ne faut-il admettre que des substances sensibles, ou bien y en a-t-il d’autres encore ? N’y a-t-il qu’une espèce de substance, y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, ainsi que les êtres intermédiaires objets des sciences mathématiques. Ils disent que les idées sont par elles-mêmes causes et substances, comme nous l’avons vu, en traitant cette question dans le premier livre. Cette doctrine est sujette à mille objections. Mais ce qu’il y a de plus absurde, c’est de dire qu’il existe des êtres particuliers en dehors de ceux que nous voyons dans l’univers, mais que ces êtres sont les mêmes que les êtres sensibles, à cette seule différence près que les uns sont éternels, les autres périssables en effet, tout ce qu’ils disent, c’est qu’il y a l’homme en soi, le cheval, la santé en soi ; imitant en cela ceux qui disent qu’il y a des dieux, mais que ces dieux ressemblent aux hommes. Les uns ne font pas autre chose que des hommes éternels ; les idées des autres ne sont de même que des êtres sensibles éternels. Si, outre les idées et les objets sensibles, l’on veut admettre les êtres intermédiaires, il s’en suit une multitude de difficultés. Car, évidemment, il y aura aussi des lignes intermédiaires entre l’idée de la ligne et la ligne sensible ; et de même pour toute espèce de choses. Prenons pour exemple l’Astronomie. Il y aura un autre ciel, en dehors de celui qui tombe sous nos sens, un autre soleil, une autre lune ; et de même pour tout ce qui est dans le ciel. Or, comment croire à leur existence ? Ce nouveau ciel, on ne peut raisonnablement le faire immobile ; et, d’un autre côté il est tout-à -fait impossible qu’il soit en mouvement. Il en est de même pour les objets dont traite l’Optique, et pour les rapports mathématiques des sons musicaux. Là encore on ne peut admettre, et pour les mêmes raisons, des êtres en dehors de ceux que nous voyons ; car, si vous admettez des êtres sensibles intermédiaires, il vous faudra nécessairement admettre des sensations intermédiaires pour les percevoir, ainsi que des animaux intermédiaires entre les idées des animaux et les animaux périssables. On peut se demander sur quels êtres porteraient les sciences intermédiaires. Car si vous reconnaissez que la Géodésie ne diffère de la Géométrie, qu’en ce que l’une porte sur des objets sensibles, l’autre sur des objets que nous ne percevons point par les sens, il vous faut évidemment faire la même chose pour la Médecine et pour toutes les autres sciences, et dire qu’il y a une science intermédiaire entre la Médecine idéale et la Médecine sensible. Et comment admettre une pareille supposition ? Il faudrait alors dire aussi qu’il y a une santé intermédiaire entre la santé des êtres sensibles et la santé en soi. Mais il n’est pas même vrai de dire que la Géodésie est une science de grandeurs sensibles et périssables, car, dans ce cas, elle périrait, quand périraient ces grandeurs. L’Astronomie elle-même, la science du ciel qui tombe sous nos sens, n’est pas une science de grandeurs sensibles. Les lignes sensibles ne sont pas les lignes du géomètre, car les sens ne
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